Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/340

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hommes. De là cette douceur apitoyée, triste comme un chant de moujik, qui sanglote au fond des livres du romancier slave. C’est le soupir humain dont parle la chanson créole, cette soupape qui empêche le monde d’étouffer : « Si pas té gagné, soupi n’en mouné, mouné t’a touffé. » Et ce soupir, sans cesse répété, fait des Mémoires d’un Seigneur russe comme une autre Case de l’oncle Tom, moins la déclamation et les cris.

Je savais tout cela quand je rencontrai Tourguéneff. Depuis longtemps il trônait dans mon Olympe, sur une chaise d’ivoire, au rang de mes dieux. Mais, loin de soupçonner sa présence à Paris, je ne m’étais jamais demandé s’il était mort ou vivant. On devine donc mon étonnement quand je me trouvai tout d’un coup en face de lui dans un salon parisien, au troisième étage sur le parc Monceau.

Je lui contai gaiement la chose et lui exprimai mon admiration. Je lui dis que je l’avais lu dans les bois de Sénart. Là j’avais retrouvé son âme, et les doux souvenirs du paysage et de ses livres étaient si bien mêlés pour moi, que telle de ses nouvelles