Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/353

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gissait, on revenait aux thèses, aux idées toujours présentes, on parlait de l’amour et de la mort.

Le Russe, sur son divan, se taisait.

— Et vous, Tourguéneff ?

— Oh ! moi, la mort, je n’y pense pas. Chez nous, personne ne se la figure bien, cela reste lointain, enveloppé… le brouillard slave…

Ce mot-là en disait long sur la nature de sa race et son propre génie. Le brouillard slave flotte sur toute son œuvre, l’estompe, la fait trembler, et sa conversation, elle aussi, en était comme noyée. Ce qu’il nous disait commençait toujours péniblement, indécis ; puis tout à coup le nuage se dissipait, traversé d’un trait de lumière, d’un mot décisif. Il nous décrivait sa Russie ; non pas la Russie de la Bérésina, historique et convenue, mais une Russie d’été, de blés, de fleurs couvées sous les giboulées, la Petite Russie, pleine d’éclosions d’herbes, de rumeurs d’abeilles. Aussi, comme il faut bien loger quelque part, encadrer d’un paysage connu les histoires exotiques qu’on nous