Page:Daudet - Trente ans de Paris, Flammarion, 1889.djvu/41

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une grande table avec un immense tapis vert. Je vois encore tout cela distinctement et je me vois moi-même timide, assis dans un coin, serrant sous le bras mon premier article paternellement roulé et ficelé. Villemessant n’était pas rentré, on m’avait dit d’attendre : j’attendais.

Ils étaient ce jour-là une demi-douzaine autour de la table verte, en train de dépouiller des journaux, d’écrire. On riait, on causait, on grillait des cigarettes ; la cuisine infernale se faisait gaiement. Parmi eux, un petit homme à figure rouge, sous des cheveux tout blancs, relevés, qui lui donnaient un air de Riquet à la Houppe. C’était M. Paul d’Ivoy, le chroniqueur célèbre, enlevé au Courrier de Paris à prix d’or, Paul d’Ivoy, enfin, dont les appointements fabuleux (ils étaient fabuleux pour l’époque, mais le paraîtraient moins maintenant) faisaient l’envie et l’admiration des brasseries littéraires. Il écrivait en souriant comme un homme content de lui-même ; les carrés de papier allaient se noircissant sous sa plume ; moi, je regardais écrire et sourire M. Paul d’Ivoy.