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Les Sophes proprement dits sont des voyageurs imaginaires en quête de leur déesse Sophie. Incrustés dans des fauteuils, ils passent ce qu’ils appellent leur vie à des travaux et des plaisirs cartographiques. L’un d’eux me raconta sa carrière dont je vais vous donner un aperçu.

Au sortir de l’adolescence, au moment de mettre les pieds dans le plat, il eut peur et rentra dans sa coquille. Au fond de sa coquille il s’empêtra dans des souvenirs d’enfance parmi lesquels luisait l’image émouvante et indistincte de la malheureuse Sophie. Ne se sentant pas observé, il n’éprouva aucune honte à se jurer que « Sophie, il l’aurait ». Mais d’abord il fallait se faire d’elle une image plus précise. Il lui donna tous les traits dont il était dépourvu. Il était poltron et malingre, elle fut puissante et sereine. Il était borné et maladroit, elle fut infinie et pleine de grâce. Alors il s’installa à sa table de travail et se fit apporter tous les documents laissés au cours des siècles par les chercheurs de Sophie. Pendant des années il voyagea sur place, suivant du crayon, sur les cartes, les trajets suivis par ses prédécesseurs. À la fin, parvenu aux Terres Inconnues et aux Mers des Ténèbres, il se dit : « À moi de reprendre la boussole et le sextant ». Et il se mit lui-même à inventer des contrées dont il dressait les cartes, qu’il prenait ensuite un grand plaisir à parcourir à la loupe. Je vous raconte l’histoire