Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/163

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— Cela suffira, dit-il, pour l’exemple que j’ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l’appelons « amour ». Et à l’opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l’amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que « l’eau et le feu » ; c’est pour nous l’image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l’un n’existe que par l’autre. Sans le feu, l’eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l’eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l’eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l’eau ; et jamais nous n’avons la perception d’ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l’un par l’autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s’élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire « ennemis comme l’eau et le feu » et à appeler « amour » les suicides à deux et les meurtres passionnels.

« C’est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l’envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j’ai dans la puissance de l’homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j’entends qu’ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d’escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que