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Je perdis bientôt de vue ce spectacle car le petit Sidonius, depuis quelques minutes, me tirait les oreilles pour me forcer à écouter une bien étrange histoire.

— J’élevais un Cafre, à Cracovie, dans le pigeonnier. Un jour…

Je l’interrompis pour lui proposer de boire d’abord, afin de ne pas courir le risque, pour lui de se pelotonner la langue, pour moi de me faire marteler les tambourins sans résultat intellectuel. Il acquiesça du geste, qui fut l’enlèvement d’un petit fût de Tokay à bout de bras, alternativement au-dessus de nos têtes, le jet direct de la bonde ouverte arrosant l’estomac selon la méthode dite « à la régalade ». Il reprit son récit en termes plus clairs :

— Le Cafre qui soignait le jardin et la basse-cour, à Cracovie, couchait dans le pigeonnier. Il disait que c’était « très sain pour les souffles ». Une nuit, je fais un rêve terrifiant. Un énorme tire-bouchon, c’était le monde, tournait en se vissant sur place dans sa propre spirale, comme l’enseigne des coiffeurs américains, et je me voyais, pas plus grand qu’un pou mais moins adhérent, glisser et culbuter sur l’hélice et me tourbillonner la pensée sur des escaliers roulants de formes a priori. Tout à coup, c’était fatal, le grand craquement, ma nuque éclate, je tombe sur le nez, j’émerge dans un éclaboussement d’étincelles devant le Cafre, venu pour m’éveiller.