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Je ne pouvais supporter davantage ce dégoûtant spectacle et je refusai de visiter les autres salles de jeu. L’infirmier m’approuva.

— C’est toujours, dit-il, du pareil au même. Il y en a qui jouent aux échecs, d’autres aux boules, d’autres au poker d’as ou au bilboquet, mais c’est toujours la bougeotte qui les tient. Ils croient qu’ils ont réussi à sortir de notre établissement. Ils le croient si bien qu’ils arrivent à être partout sauf dans leur peau. Parfois il y en a un qui par hasard, parce que ça se trouve sur son chemin, passe par sa peau et s’y empêtre et la reconnaît ; alors il se fait le plus souvent sauter la cervelle. Leur bougeotte est invisible. Tandis que leurs carcasses demeurent attablées à quelque tapis vert, ils voyagent aux quatre coins du monde, ou de leur pays, ou de leur usine, ou de leur maison, selon leur envergure, mais partout où ils se dépensent, c’est un fourmillement de malheurs. Ils appellent cela gouverner. Ce sont tous de grands organisateurs. Ils ont fortune et gloire. Ils sont incurables. Mais voici notre autobus, sautons dedans.

C’était un autobus très banal et, faute d’impressions extérieures assez vives, je recommençai à sentir douloureusement la sécheresse de mon gosier et de ma bouche. L’autre comprit mon regard et me dit :

— Mieux ne pas en parler. Mais si on parle, alors il