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Ces Fabricateurs sont d’une ingéniosité incroyable. Tout leur sert à fabriquer. J’en ai même vus qui parvenaient à rendre inutilisables les choses les plus utiles et cela s’appelle dans leur langue le triomphe de l’art. Un de leurs maîtres venait d’achever la construction d’une maison parfaitement inhabitable et voyant mon émerveillement il condescendit à m’expliquer :

— Quand l’arbre pousse, ce n’est pas pour fournir une habitation aux oiseaux. L’oiseau est le parasite de l’arbre, comme les humains sont les parasites de la maison. L’édifice que je crée a son sens en lui-même. Voyez cette simplicité et cette audace de lignes : un mât de ciment de soixante mètres qui supporte des sphères de caoutchouc à double paroi. (Cela ressemblait en effet à une gigantesque grappe de groseilles multicolores). Ni murs, ni toit, ni fenêtres ; il y a bel âge que nous avons renié ces superstitions. Chaque sphère est décorée intérieurement selon mes plans, et un ascenseur central permet de les visiter sans fatigue. La température y est maintenue exactement à la moyenne idéale convenant à l’organisme humain idéal, telle que nos savants l’ont déterminée. C’est la seule température où personne n’est à l’aise ; les uns grelottent et les autres suent. C’est ainsi qu’à notre époque la science se met au service de l’art pour rendre les maisons inhabitables. Celle-ci durera au moins six mois.