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Comme nous passions par un autre quartier où vivent des Fabricateurs spécialisés dans le coloriage de rectangles de toile, j’essayai de détourner l’attention de mon guide sur un autre sujet ; car, me disais-je, si nous nous arrêtons partout, ce sont encore des heures à souffrir cette terrible sécheresse de la glotte, sans d’ailleurs apprendre rien de nouveau. Je lui demandai donc :

— Vous me parliez tout à l’heure du public. Qui est-il ? D’où vient-il ? Est-il malade lui aussi ?

— Le public vient comme nous des mondes inférieurs, c’est-à-dire de la salle du rez-de-chaussée où, tranquillisez-vous, nous retournerons bientôt. Une petite partie seulement du public est contaminée sans remède et reste ici à demeure. Le reste vient, à ses heures de loisir, visiter les musées, écouter les conférences et les concerts et lire dans les bibliothèques. Ce public, sachez-le d’abord, n’a jamais su fabriquer que des objets utiles. Ensuite, il ne s’est jamais senti assez d’héroïsme pour s’immoler au profit exclusif d’un viscère ou d’un autre. Enfin il ne comprend pas, parce qu’il ne sait pas le secret que je vous ai confié. Pour ces trois raisons, il est rempli d’admiration pour ces Fabricateurs d’objets inutiles.

« Chaque fois qu’il le peut, il vient adorer leurs œuvres, lire l’histoire de leur vie, déposer pour eux des offrandes. Il leur apporte les pauvres petites choses utiles qu’il sait faire, des maisons d’habitation, des vêtements