Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/89

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lames d’aluminium sur chacune desquelles était gravé un mot différent. La sphère tournait sur ses deux axes, puis s’immobilisait en laissant tomber un mot par une ouverture inférieure. On la fait tourner ainsi — par la puissance de ce qu’ils appellent la pensée — jusqu’à ce que l’on ait tous les éléments nécessaires à la constitution d’une phrase. Le Pwatt continua, son couvercle toujours ouvert :

— Le calcul des probabilités, qui est la plus haute expression du rationalisme moderne, nous dit qu’il est pratiquement certain, à l’échelle cosmique, que la phrase ainsi établie sera un phénomène sans précédent, et qu’elle n’aura aucune signification utile. Ce sera la pure materia prima de la poésie. Maintenant, il faut informer cette matière.

« Le mètre à employer, je le détermine d’une façon non moins scientifique. Le poème étant la réaction réciproque du microcosme et du macrocosme à un moment donné, je dispose sur mon corps divers appareils qui enregistrent mon pouls, mon rythme respiratoire, et tous mes autres mouvements organiques. En même temps j’ai sur mon balcon des baromètres, des thermo, des hygro, des anémo, des héliomètres enregistreurs, et dans ma cave un sigmo, un oro, un chasmographe, et je vous en cache bien d’autres. Quand tous les graphiques sont au complet, je les introduis dans la machine que voici.

(Il me désignait, un peu au-dessus du cervelet, quelque chose qui ressemblait à un appareil à sous des bistros d’avant 1937.)

— Cet appareil trace la résultante de toutes ces courbes. Je traduis les sinuosités, inflexions, maximinima, tours et détours de la ligne résultante en molosses, tribraques, amphimacres, péans, procéleusmatiques, en pauses, césures, arsis, thésis, accents toniques, et il ne me reste plus qu’à faire coller ce schéma métrique avec ma phrase initiale à laquelle je fais subir toutes les variations com-