Page:Daveluy - Le cœur de Perrine, 1936.djvu/125

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voudrais votre bonheur. Tout ce qui semble se dresser entre vous, même de loin, m’occupe, m’inquiète. Cette Huronne, si elle allait s’en prendre à Monsieur André maintenant que mon maître la repousse ?

— Qu’y pouvons-nous ? Nous sommes loin, Manette, répondit Perrine en souriant. Cette sympathie inattendue lui faisait du bien, tout de même.

— Madame, est-ce que… oh ! je suis une vieille toquée de parler ainsi… Mais j’aimerais à savoir…

— Ne vous troublez pas, Manette. Je sais que vous me portez une véritable affection…

— Oui, vous m’êtes toute proche, Madame, vous me rappelez une fille que j’ai perdue… à votre âge, à peu près… que je pleure encore…

— Ma pauvre Manette !

— Alors, vous me pardonnerez de m’intéresser à vous… Vous me répondrez si je vous demande seulement ceci : Êtes-vous contente, heureuse, de tous ces petits papiers qu’a noircis Monsieur André, en votre honneur ?

— Oui, Manette.

— Et il s’est montré gai ?

— Non, sérieux. C’est le fond de sa nature, je crois.

— Ça, c’est vrai, Madame. C’est ce que sa première femme, une tête charmante, mais si folle, n’a jamais voulu comprendre.

— Vraiment, Manette ? Elle était donc bien agréable cette jeune femme que le capitaine de Senancourt aimait quand même ?

— Agréable ? Non, mais belle, oui, il n’y a pas à dire.

— Quel malheur que je ne le sois pas, moi aussi !

— Qu’est-ce que vous dites, Madame ? Vous n’avez pas les toilettes, les fards, les parfums, dont abusait cette petite femme-là, mais vous êtes belle, vous aussi, d’une autre manière. Elle me plaît davantage, allez.

— À vous ? Mais les beaux capitaines ont d’étranges caprices.

— Madame Perrine, ne parlez pas ainsi. Monsieur André a trop souffert avec sa volage petite épouse. Il ne peut plus aimer les femmes qui lui ressemblent…

— Bien, Manette. Alors, pourquoi venir me trouver si tard, au risque de vous enrhumer, pour me dire vos craintes au sujet du capitaine de Senancourt et de cette petite fille sauvage ?

— Madame Perrine, c’est cela qui me fait peur avec vous. Vous raisonnez trop. Vous allez toujours droit au cœur de la question. Les hommes ne comprennent pas beaucoup cela. Il leur faut paraître facilement supérieur avec nous. Par dépit, ils s’attachent parfois où ils ne devraient pas. Ah ! si vous aviez mon expérience de la vie !


Bien, Madame. Merci. Vous êtres bonne. Mais le printemps me semble lent à venir.

— Allons, Manette, rassurez-vous. J’ai confiance que mon mari respectera mon souvenir, malgré toutes les circonstances adverses… Je vous remercie de votre sympathie… Elle m’est précieuse… Ne vous privez jamais de me dire tout haut ce que vous pensez tout bas. Votre intention affectueuse vous justifie.

— Bien, Madame. Merci. Vous êtes bonne. Mais le printemps me semble lent à venir… Sachez, en tous cas, que jamais, jamais, je n’oublierai que c’est à cause de moi que vous avez dû rester à Québec et vous séparer sitôt de votre mari.

— Vous avez un noble aveu, Manette… Allons, laissez-moi vous reconduire à votre chambre. Je veux regarder un instant dormir ma petite Perrine.

Mais cette conversation, avec la fidèle Normande, qui avait très bien connu la première femme de son mari, revint souvent à la pensée de Perrine. Elle se disait que la beauté féminine exerçait un grand empire sur l’esprit du capitaine de Senancourt et que là sans doute il faudrait veiller. Elle dormit mal, cette nuit-là. Dans ses cauchemars, elle apercevait une jolie fille sauvage, qui riait en la montrant du doigt à un groupe de Hurons, qui s’écriaient : « Ah ! c’est cette fille au visage pâle qui abandonne si longtemps son brave sagamo de mari ! Honte ! Honte ! »

Mais, maintenant, elle ne se sentait pas aussi malheureuse. Elle relisait certaines pages où son mari semblait vraiment supérieur à toute faiblesse, toute mesquinerie de pensée et d’acte. Puis, il avait terminé son journal par quelques mots qui dévoilaient ses sentiments pour elle : « Votre mari, Perrine, qui ne réagit ni ne cherche pas à réagir contre votre cruelle absence. »