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Ma carrière, que fut-elle dans son ensemble ? Ni prématurée, ni trop longue, ni éclatante, ni trop sombre, une sorte de grisaille. Un labeur aimé entre tous occupait le plan de couleur claire. Le gris enveloppait les incidents sans gaieté, les travaux sans facilite, entravé par quel pauvre outillage. Celui d’une époque d’organisation qui se cherche, qui tâtonne, autour des moyens d’action propres aux belles carrières.

Mais la bibliothèque connut de grandes heures précisément aux jours où j’y entrais. Chronologiquement, ma carrière débutait avec la plus brillante de ces heures. Elle me couvrit d’une extraordinaire rumeur de fierté ! Rappelons-la. D’abord, que possédait la bibliothèque au moment où l’on parla de la transporter dans son immeuble ? Seize mille volumes environ. C’était peu. Mais quand même on jugea le moment venu de loger cette collection avec une certaine somptuosité. Un palais de beau marbre canadien avait été construit. On y transporta fin d’avril 1917 ces œuvres choisies. On doubla le personnel, dont je devins l’une des nouvelles élues. Puis, une autre magnificence fut résolue : la cérémonie d’inauguration, en mai 1917. Ce fut un spectacle comme peu de bibliothécaires osent en rêver, dans leur paisible carrière. Le vainqueur de la Marne, Joseph-Jacques-Césaire Joffre, Maréchal de France, en fut le personnage central. Par un bel après-midi de verdure et de brise, le grand soldat descendait en face du palais, qui nous abrite ce soir. Ses hautes portes de cuivre étincelaient, mais elles étaient closes. À la voiture, au devant du visiteur, s’empressait le bibliothécaire, chapeau bas comme à Versailles, et mots lapidaires aux lèvres. Historien lettré, et petit-fils de notre historien national, Hector Garneau prononça en frémissant : « Maréchal, le Canada vous salue ». Avec ces mots, il présentait à son hôte la clef d’or massif qui ouvrirait la cité des livres. Le Maréchal fit jouer les gonds. Le premier, il entra dans cette maison où se ranimeraient sans fin les grands esprits de l’humanité. La première heure de la bibliothèque — qui fut la première heure de ma carrière — fut de taille, vous pouvez en juger. La France victorieuse de 1914-1917 y résonnait avec la voix de Césaire Joffre. Elle éveillait d’autres échos, jamais endormis dans ce Montréal fondé par des fils de France et dont le sang fut aussi prodigue à se répandre que celui des héros de la Marne. La France, avec Césaire Joffre, pouvait évoquer ici, quelles gloires bien françaises, qui ouvraient par le fer et l’acier tout un pays à la civilisation. Une autre des grandes heures que je désire mentionner, car il faut bien me limiter, eut moins d’apparat et de résonance. Une fierté plus modeste fit battre les cœurs. Ce fut une joie grave et recherchée tout de même. Les historiens, les bibliothécaires, les amis des vénérables ancêtres du livre canadien, regardaient enfin, palpaient, scrutaient, la riche collection du prince de nos bibliographes : Philéas Gagnon. Ma carrière connut ce beau dimanche de l’an 1924. Ce fut un de ses sommets. Ne souriez pas de ce