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LE MYSTÈRE DES MILLE-ÎLES

seulement à une imitation servile des architectures qui font la gloire des pays européens, des vieux pays, comme nous les appelons de ce côté-ci de l’Atlantique, pour rendre hommage à leur histoire, d’où nous sommes issus. Un manoir normand voisine avec une copie d’un château de la Loire, auquel succède un simili-castel rhénan, suivi à son tour d’une villa italienne. Le fleuve prend ainsi un faux aspect de rue élégante d’une grande ville américaine : il rappelle la fameuse Fifth Avenue de New-York.

Par bonheur, les petites îles ont été respectées.

Ces amas de rochers et d’arbres évoquent la solitude des temps primitifs.

C’est tout cela que contemplait le groupe accoudé à l’avant du Triton.

Il s’y trouvait un gros homme, à l’aspect réjoui, que l’enthousiasme empêchait de s’apercevoir que son cigare était éteint. Il s’était constitué le guide de ses compagnons, car il connaissait bien l’endroit.

M. Fizalom Legault possédait une âme poétique, qu’il avait mise, de bonne heure, au service du commerce très respectable des tissus de laine. Pendant la guerre, des marchés très avantageux de fourniture militaire lui avaient permis de réaliser — Oh ! le plus honnêtement du monde, — une fortune touchante. On parlait de millions. Il songea alors à satisfaire les aspirations de son âme, poétique ai-je dit.

À cette fin, il liquida son fonds et résolut de voir les beautés de l’univers qu’il avait jusque là admirées dans des photographies. Tous les pays de l’Europe, quelques-uns de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique avaient reçu la visite de son ventre aussi rebondi que son porte-monnaie. Le Canada l’avait attiré et il avait conçu un véritable amour pour certaines régions de sa patrie. Percé et son roc, Banff et surtout les Mille-Îles bénéficiaient de ce sentiment.

Il faut convenir que M. Fizalom Legault avait choisi avec justesse. Il était l’un de ces hommes dont la modestie de l’origine et le manque de formation intellectuelle ne correspondent pas à leur valeur intrinsèque. M. Legault était susceptible d’émotions fines et sensibles à la beauté cachée des choses. S’il lui était impossible d’analyser ses sensations, de les exprimer dignement et d’en tirer des considérations philosophiques, il y puisait du moins des joies d’ordre élevé. Les circonstances y aidant, il aurait pu devenir poète ou peintre. Tel que, c’était un brave homme respirant la joie de vivre et fort sympathique.

Près de lui, s’agitait une petite créature frétillante, criante, riante, jacassante. Yolande Mercier était bachelière, s’il vous plaît, très convenablement intelligente, pourrie de lecture, curieuse de tout, persuadée que la vie est une aventure merveilleuse, elle criait d’enthousiasme devant des choses même qui ne méritaient pas cet honneur. Vous pouvez dès lors vous figurer les exclamations qui lui échappaient à la vue des Mille-Îles.

Bientôt, cependant, elle crut devoir adopter une attitude moins vulgaire, montrer son érudition et prouver qu’elle « en avait vu d’autres ».

— C’est épatant, dit-elle alors, mais monotone à la fin. L’impression qu’on éprouve est celle de la succession de vignettes plutôt qu’un tableau vaste et aéré. Sur le Rhin, le voyageur qui contemple une série, longue et ininterrompue, de châteaux en ruines, ressent la même lassitude.

Elle prononça ces paroles d’un ton très affirmatif, sans ajouter qu’elle n’était jamais sortie du Canada.

M. Legault lui répondit avec chaleur :

— Vous dites ça parce que vous voyez les Îles du pont d’un vapeur. Vous changeriez d’avis si vous aviez demeuré parmi elles.

— L’avez-vous fait, monsieur Legault ?

— Oui, Mademoiselle. Pour les bien connaître, je m’y suis arrêté pendant des mois. Tenez, j’avais fixé mon quartier général à Gononoque, que vous apercevez sur la rive canadienne.

« J’ai surveillé l’aspect, changeant tous les jours, de ces îles. Je les ai vues dans la gloire des teintes légères de l’aurore, prendre une couleur rose foncé sous les rayons du soleil flamboyant ; devenir pourpres au couchant, quand le bois-pourri, ou whip-poor-will, fait entendre son cri plaintif. Ou encore, lorsque la lune se lève derrière la masse sombre des îles, faisant un chemin d’argent sur lequel ces masses se détachent comme des silhouettes. J’ai parcouru tous les sentiers, monté sur tous les rochers et découvert tous les labyrinthes où le granit est recouvert de mousses, de vignes ou de fleurs.

« Si vous pouviez les voir ainsi ! Si vous pouviez surtout, montée sur une élévation,