Page:De Bachaumont - Mémoires secrets Tome 1 - 1762-1765 - Ravenel - Ed. Brissot-Thivars - 1830.djvu/45

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Voltaire l’a jugé tel[1], malgré son organe ingrat et sa figure, ignoble. Le public est fort partagé sur ce comédien : les uns le regardent comme sublime, d’autres comme détestable. C’est qu’il a de grandes beautés dans son jeu, et de grands défauts. Les premières empêchent ses partisans de voir les autres, et ceux-ci font disparaître celles-là aux yeux de ses contempteurs. L’art, quelquefois, le fait aller au-delà de la nature ; il reste quelquefois en-deçà de la nature pour ne pas donner assez à l’art. Assemblage étonnant de grandeur et de bassesse, de sublime et d’enflure ; on doit, ou l’admirer à l’excès, ou le dégrader souverainement.

Préville[2] est admirable pour la pantomime : il est acteur jusqu’au bout des doigts ; ses moindres gestes font épigramme ; il charge avec tout l’esprit possible, c’est le Callot dû théâtre. Aussi inimitable que mademoiselle Dangeville, il n’est pas aussi étendu dans son genre : sa figure ne comporte point certains rôles où il faut jouer la dignité à laquelle l’actrice atteint quand elle veut. Rien de si agréable que de les voir en présence l’un de l’autre ; ils sont faits pour dérider les fronts les plus graves, pour évertuer les plus stupides, pour rendre l’esprit palpable aux plus sots.

Brizard[3] est le dernier dont nous ayons à parler. Il a la majesté des rois, le sublime des pontifes, la ten-

  1. C’est M. de Voltaire qui a produis Le Kain à la Comédie, après l’avoir fait jouer loug-temps chez lui ses différentes pièces ; et, en géuéral, il faut convenir que ce sont celles que Le Kain joue le mieux.
  2. Pierre-Louis Dubus, dit Préville, né à Paris le 17 septembre 1721 ; mort à Beauvais le 18 décembre 1799. — R.
  3. Jean-Baptiste Britard, dit Brizard, né à Orléans le 7 avril 1721 ; mort à Paris le 30 janvier 1791. L’épitaphe placée sur son tombeau est de Ducis et n’a point été recueillie dans les Œuvres de ce poète. — R.