Page:De Coster - La Légende d’Ulenspiegel, 1869.djvu/201

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Ulenſpiegel mangea bien. Katheline lui avait donné un grand hanap en diſant qu’étant le seul mâle, chef de maiſon, il devait boire plus que les autres & chanter après.

Et ce diſant, elle avait l’air malicieux ; mais Ulenſpiegel but & ne chanta point. Nele pleurait en regardant Soetkin blême & toute sur elle-même affaiſſée ; Katheline seule était joyeuſe.

Après le repas, Soetkin & Ulenſpiegel montèrent au grenier pour s’aller coucher ; Katheline & Nele reſtèrent dans la cuiſine où leurs lits étaient dreſſés.

Vers deux heures du matin, Ulenſpiegel s’était depuis longtemps endormi à cauſe de la peſanteur de la boiſſon ; Soetkin, les yeux ouverts, comme chaque nuit, priait Madame la Vierge de lui donner le sommeil, mais Madame ne l’écoutait point.

Soudain elle entendit le cri d’une orfraie & de la cuiſine un semblable cri répondant ; puis, de loin, dans la campagne, d’autres cris retentirent & toujours il lui paraiſſait qu’on y répondait de la cuiſine.

Penſant que c’étaient des oiſeaux de nuit, elle n’y fit nulle attention. Elle entendit des henniſſements de chevaux & le bruit de sabots ferrés frappant la chauſſée ; elle ouvrit la fenêtre du grenier & vit en effet deux chevaux sellés, piaffant & broutant l’herbe de l’accotement. Elle entendit alors une voix de femme criant, une voix d’homme menaçant, des coups frappés, de nouveaux cris, une porte se fermant avec fracas & un pas angoiſſeux montant les marches de l’eſcalier.

Ulenſpiegel ronflait & n’entendait rien ; la porte du grenier s’ouvrit ; Nele entra preſque nue, hors d’haleine, pleurant à sanglots, mit en hâte, contre la porte, une table, des chaiſes, un vieux réchaud, tout ce qu’elle put trouver de meubles. Les dernières étoiles étaient près de s’éteindre, les coqs chantaient.

Ulenſpiegel, au bruit qu’avait fait Nele, s’était retourné dans le lit, mais continuait de dormir.

Nele alors se jetant au cou de Soetkin : — Soetkin, dit-elle, j’ai peur, allume la chandelle.

Soetkin le fit ; & toujours gémiſſait Nele.

La chandelle étant allumée, Soetkin, regardant Nele, vit la chemiſe de la fillette déchirée à l’épaule & sur le front, la joue & le cou, des traces saignantes, comme en laiſſent les coups d’ongle.

— Nele, dit Soetkin l’embraſſant, d’où viens-tu ainſi bleſſée ?