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LES ANCIENS CANADIENS.

C’était donc un dimanche ; plusieurs jeunes gens (et j’étais du nombre), libérés des entraves de leur bureau, devaient se réunir l’après-midi, à la Basse-Ville, pour aller dîner à la Pointe-Lévis. Mais lorsque j’arrivai au débarcadère avec un de mes amis, la bande joyeuse avait traversé le fleuve dans une chaloupe que le hasard leur avait procurée : c’était imprudent à eux par le vent épouvantable qu’il faisait.

Le premier objet qui attira nos regards fut quatre sauvages, à demi ivres, qui laissaient le rivage, dans une de leurs frêles embarcations. Ils étaient à peine à un arpent de distance que voilà le canot renversé. Nous les vîmes aussitôt reparaître sur l’eau ; et nageant comme des castors vers la grève où les attendaient une vingtaine de leurs amis, qui leur tendaient des avirons pour leur aider à remonter sur un petit quai à fleur d’eau, d’où ils étaient partis quelques minutes avant leur immersion ; nous fûmes ensuite témoins d’un plaisant spectacle : l’eau-de-vie avait, sans doute, attendri le cœur de ces philosophes naturels, toujours si froids, si sérieux ; car les hommes et femmes se jetèrent en pleurant, sanglotant, hurlant dans les bras des naufragés, qui, de leur côté, pleuraient, sanglotaient, hurlaient ; et ce furent des étreintes sans fin.

L’aventure de ces quatre sauvages aurait dû donner un avis salutaire du danger auquel nous serions exposés en traversant le fleuve par le temps qu’il faisait, mais nous étions déterminés d’aller rejoindre nos amis ; et rien ne nous arrêta. Le fleuve Saint-Laurent était aussi notre ami d’enfance : nous avions déjà failli nous y noyer deux ou trois fois dans nos exploits aquatiques : il ne pouvait nous être hostile dans cette circonstance.

Nous décidâmes, néanmoins, malgré ce beau raisonnement, qu’il serait toujours plus prudent de n’employer qu’un sauvage sobre pour nous traverser : c’était, il faut l’avouer, rara avis in terrâ ; mais en bien cherchant, nous aperçûmes à une petite distance un jeune Indien Montagnais d’une rare beauté, d’une haute stature, élancé comme une flèche, qui, les bras croisés, regardait la scène qui se passait devant lui d’un air stoïque, où perçait le mépris.

Nous avions enfin trouvé l’homme que nous cherchions.

— Veux-tu nous traverser, mon brère ? lui dis-je.

— Le Français, fit l’Indien, toujours grouille, toujours grouille, pas bon, quand vente.

Mon ami l’assura que nous étions de jeunes Français très posés, très experts dans les canots d’écorce, et qu’il gagnerait un chelin. Comme preuve de ce qu’il disait, il s’empara aussitôt d’un aviron. Le Montagnais le regarda d’un air de mépris, lui ôta, assez rudement, l’aviron des mains ; et nous dit : « viens. » Il fit ensuite un signe à une toute jeune femme qui parut, d’abord, peu disposée à risquer la traversée : elle nous regardait, en effet, d’un air assez malveillant pendant la discussion ; mais, à un signe impératif de son mari, elle prit un aviron et s’agenouilla en avant du canot.