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LES ANCIENS CANADIENS.

Ma mère avait perdu une petite fille de six ans, mon unique sœur : elle en eut tant de chagrin que nous n’avons jamais osé prononcer le nom de l’enfant en sa présence. Près de dix ans après cette perte cruelle, j’entrai, par distraction, dans sa chambre à coucher, sans frapper à la porte : je la trouvai tout en larmes, assise sur le tapis près d’une commode, dont le tiroir inférieur, toujours soigneusement fermé à la clef, était alors ouvert.

— Qu’avez-vous, ma chère mère, lui dis-je en l’embrassant ?

— Je n’ai plus, dit-elle, que ce petit soulier, qui me la rappelle, que je baise et que j’arrose souvent de mes larmes !

En effet, ma famille, aussitôt après la mort de l’enfant, avait cru devoir faire disparaître tous les objets dont la vue pouvait nourrir la douleur de la mère, mais sa tendresse ingénieuse en avait soustrait ce petit soulier à l’insu de tout le monde.


CHAPITRE DOUZIÈME.


(a) Madame Couillard, seigneuresse de Saint-Thomas, Rivière-du-Sud, morte depuis soixante ans, me racontait une scène à peu près semblable. Mon père, disait-elle, était bien malade, lorsque je vis venir un détachement de soldats anglais ; je sortis comme une insensée, et me jetant aux pieds de l’officier qui les commandait, je lui dis en sanglotant : « Monsieur l’anglais, ne tuez pas mon vieux père, je vous en conjure ! il est sur son lit de mort ! n’abrégez pas le peu de jours qui lui restent à vivre ! »

Cet officier était le quartier-maître Guy Carleton, depuis Lord Dorchester.

— Il me releva avec bonté, ajoutait-elle, me traita avec les plus grands égards ; et pour dissiper mes craintes, posa une sentinelle devant ma maison.

Lord Dorchester, devenu ensuite gouverneur du Bas-Canada, ne manquait pas de demander à Madame Couillard, chaque fois qu’elle visitait le château Saint-Louis, « si elle avait encore bien peur des Anglais ? »

— « Non, répondait cette dame ; mais vous avouerez, Mylord, que ce n’était pas sans sujet que les Canadiennes craignaient vos compatriotes, qui n’étaient pas à beaucoup près aussi humains que vous. »

Les préjugés des anciens Canadiens étaient tels qu’ils n’auraient pas cru pouvoir bénir un protestant. Un brave et vaillant officier canadien, M. de Beaujeu, racontait qu’il avait blessé à mort un soldat anglais à la prise de l’Acadie, et que ce malheureux lui dit en tombant :

Me Roman Catholic.

Que ne l’avez-vous dit plus tôt, mon cher frère, répondit cet officier, je vous aurais pressé dans mes bras.

Mais, ajoutait-il, il était trop tard : ses entrailles traînaient sur la neige.

Et le vieux octogénaire s’attendrissait encore à ce souvenir.

Ces préjugés des catholiques Canadiens-Français, contre leurs frères d’une autre croyance, sont entièrement effacés : je désirerais, de tout mon cœur, faire le même compliment à un grand nombre de nos frères séparés.