Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/138

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
139
MÉMOIRES.

vu rire d’assez bon cœur. Je travaillais, ou je feignais de travailler, le soir, à mon devoir du lendemain, assis à une table où Ives était venu s’installer, pour ne pas me perdre de vue, tandis qu’il rapetassait un de ses souliers. « Je vais », dis-je, en faisant un clin d’œil à deux de mes amis, « chercher, dans mon dictionnaire, « petit gros, la couenne de lard. » C’était un sobriquet dont je l’avais gratifié, et que je trouvais très ingénieux, parce qu’il était gros et court, et qu’étant chauve, il avait été surpris par moi se servant d’une couenne de lard pour se frotter le crâne en l’absence de pommade plus odorante. Je n’eus pas lâché l’épithète injurieuse qu’il m’appliqua, avec son soulier, un coup sur les babines, en me disant : « Cherche soulier ! » Je n’eus pas les rieurs de mon côté ; le « cherche soulier » fit le tour de ma classe le lendemain.

Si j’étais aimé par Ives Chôlette, il n’avait pas lieu de se plaindre que je le négligeais : s’il descendait l’escalier pour aller à son ouvrage, je prenais un élan, je lui sautais comme un petit singe sur les épaules, et comme le tenace vieillard, qui s’attachait si opiniâtrement à Sinbad le marin, je faisais une longue promenade dans les rues sur cette monture d’une nouvelle espèce. Quand à Chôlette, il était, je crois, heureux de me procurer cette promenade tout en criant de temps à autre : « Veux-tu descendre, méchant diable ! Je vais te s…r à terre ! » Mais s’il grondait d’un côté du visage, il riait de l’autre.

C’est une douce jouissance que le souvenir de l’affection, même du plus humble individu. Le pauvre Ives, laid, d’un esprit lourd, n’ayant probablement ja-