Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/183

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jeunesse dans ces lieux solitaires. Nous étions en effet transportés dans un monde nouveau, car à part nous et les deux oiseaux aquatiques qui traçaient de longs sillons sur la surface de l’onde aussi unie que la plus belle glace de Venise, pas un être vivant semblait animer cette solitude. Le temps était si calme que les sapins, les épinettes se miraient, penchés sur cet immense miroir, sans le moindre frémissement. Quelques flots parsemés çà et là sur cette glace diaphane semblaient des bouquets de verdure qu’une dame aurait laissé tomber sur son miroir en faisant sa toilette.

Nous étions tous réunis au soleil couchant sur un îlot à quelques pieds du rivage, et parlant presque tous à la fois, lorsque nous entendîmes des voix nombreuses comme celles d’un groupe d’hommes conversant de l’autre côté du lac. Nous cessâmes de parler pour mieux écouter, mais tout rentra dans le silence. Nous reprîmes notre conversation ; nos amis de la rive opposée reprirent la leur. C’était un murmure de voix confuses comme celui que l’on entend dans une nombreuse assemblée d’hommes. Nos regards se dirigèrent vers notre guide de qui nous attendions l’explication de ce phénomène.

— Ce sont les plaintes et lamentations du pauvre Joseph-Marie Aubé, mort il y a plus de cent ans, près de l’anse à Toussaint,[1] ou peut-être celles de Joseph Toussaint lui-même, qui s’est noyé près de la cabane du malheureux Aubé. Mais, ajouta le père Laurent

  1. Joseph Toussaint, noyé dans cette anse, il y a près de cent ans. Il était seul avec son fils Charles, âgé de onze ans ; lorsque la glace se brisa sous ses pieds. À l’aide des morceaux de bois que son fils lui jetait, le père se soutint sur l’eau pendant près d’un quart-d’heure, mais il finit par disparaître. L’enfant se rendit seul à travers la forêt aux premières habitations,