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Un jeune homme à la sortie d’un collège lit le plus souvent les philosophes modernes plutôt par curiosité que par un autre motif, sans se douter des dangers auxquels sa foi est exposée ; il n’en était pas de même de celui que je vais citer, il y allait celui-là de franc jeu. La scène eut lieu quelques années après ma sortie du séminaire.

La bibliothèque de Québec contenait une collection complète de toutes les œuvres des philosophes modernes. Un élève du séminaire qui venait la veille de terminer son cours de philosophie se présente au bibliothécaire. Ce philosophe était un grand jeune homme pâle, maigre, à l’air hébété, dont le crâne, dépouillé dans plusieurs endroits par suite de quelques cruelles maladies, ne laissait croître que quelques rares cheveux qui lui tombaient morts sur les épaules.

Le bibliothécaire, voulant s’assurer si ce spectre ambulant possédait le don précieux de la parole, lui dit qu’il était à ses ordres.

— N’est-ce pas vous, monsieur, fit le jeune homme en se grattant la tête, qui prêtez des livres pour perdre la jeunesse ?

— Il y a certainement ici, répliqua le bibliothécaire, des livres tels que ceux que vous désirez ; mais comme tout privilége s’achète, même celui de perdre son âme, il faut d’abord commencer par payer une guinée de souscription pour jouir du précieux avantage que vous ambitionnez.

Le requérant, déjà doué sans doute de précieuses notions démocratiques, sortit en pestant contre les aristocrates, les riches, qui avaient seuls le privilége