Page:De Gaspé - Mémoires. 1866.djvu/397

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jurés devaient le considérer comme justifiable sous les circonstances. Qu’un rapport contraire aurait l’effet le plus pernicieux, car s’il arrivait à un chirurgien de casser les os d’un antagoniste dans une lutte à laquelle il aurait été provoqué, il se garderait bien de faire des dépenses inutiles, comme l’avait fait mon client, dans la crainte de n’être récompensé que par une poursuite qui entraînerait une augmentation de frais considérables. Je m’étendis sur l’ingratitude des hommes en général et sur celle du plaignant en particulier, lequel après avoir reçu les soins les plus empressés, les plus assidus, les plus habiles de mon client, avait encore l’âme assez noire pour le traîner devant une cour de police.

J’étais très satisfait de ce plaidoyer, dont j’attendais les plus heureux effets au bénéfice de mon client, lorsque Fletcher, juge stipendiaire et président du tribunal, insensible à toute autre éloquence qu’à la sienne propre, fit une charge à fond contre le malheureux esculape, déclarant que c’était son opinion bien arrêtée qu’un bras canadien n’aurait jamais, sans l’aide d’un caillou, d’une pierre ou de tout autre corps aussi solide, broyé la mâchoire d’un matelot britannique qui avait bravé tant de tempêtes. Les jurés firent leur rapport en conséquence et Fletcher eut le plaisir de condamner le prévenu à la somme de dix louis payables à la Couronne, ce qui ne profita guère au plaignant.

J’ai bien regretté depuis, dans l’intérêt de ma cause, de n’avoir pas mis, cour tenante, en regard du menton du plaignant, le bras nu du cher docteur ; car je suis convaincu que les jurés, à l’aspect de ce bras muscu-