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MÉMOIRES.

qu’emporté les lunettes sans le nez. Et je donnai une description graphique du nez de ma grand-mère : un nez à la Villiers de L’Isle-Adam, tel que devait en porter son ancêtre le Grand-Maître de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem : un nez, en un mot, à passer honorablement à l’inspection parmi ceux de l’ancienne chevalerie ; car vous m’avez souvent dit, ajoutai-je, que quand on parlait en famille de nez respectables, on disait un nez à la Villiers de L’Isle-Adam, en mémoire du cher ancêtre[1].

Ma mère reprit après quelques éclats de rire : Tu ne sais donc pas, mon cher fils, que toutes les vieilles dames portaient autrefois des lunettes sans branches, appelées par dérision pince-nez ? tu auras confondu celles que tu as vues plus récemment avec celles de ta grand-mère dont tu ne peux avoir aucune souvenance.

— Ah ! je n’en ai pas souvenance ! repris-je : elle qui me prenait sur ses genoux, le soir, qui me faisait jouer avec son chapelet orné de médailles !

Et j’en donnais une description exacte.

— Bah ! fit ma mère : tous les chapelets étaient les mêmes alors : c’est encore un rêve de ton imagination.

— Un rêve de mon imagination ! m’écriai-je, piqué au vif : comme si tous les enfants n’avaient pas, au moins, une grand-mère sur deux, dont ils se rap-

  1. Philippe de Villiers de l’Isle-Adam, mort en 1534, Grand-Maître de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, défendit, pendant cinq mois, Rhodes attaqué par 200,000 Turcs, et 400 bâtiments de guerre sous les ordres de Soliman. L’héroïque vaincu, après avoir erré pendant huit ans, obtint de Charles-Quint, les Îles de Malte et de Gozzo en toute souveraineté de son ordre en 1530.