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VOYAGE DE LA BELGICA.

La Belgica en perdition ! Vous imaginez-vous bien, ami lecteur, le drame que je revis en le relatant ici, si laconiquement ?

La Belgica perdue, c’est l’Expédition terminée avant d’être commencée ! C’est la défaite avant le combat. Déjà, pendant cette nuit d’inutiles efforts, j’avais envisagé cette éventualité ; j’avais eu la vision de la ruine totale de mon entreprise et de mes espérances. Entre deux manœuvres, j’étais entré un instant dans ma cabine pour me recueillir, et là, je l’avoue, j’avais pleuré…

Pourtant, il faut lutter encore. Je tente, avant la catastrophe, un dernier effort : dans la machine la pression est poussée à la limite et le cylindre de basse pression est utilisé comme cylindre de haute pression ; le petit hunier est établi ; tous les hommes font force sur l’ancre que nous avons mouillée à une demi-encablure au large de l’écueil. Notre pauvre navire talonne d’abord de plus en plus violemment. Mais, tout à coup, obéissant à tous ces efforts qui le sollicitent, soulevé en même temps par la mer, il oscille autour de sa quille, se redresse, glisse sur la roche et se dégage. La Belgica est sauvée !

Au moment où Lecointe jugeait comme moi la situation désespérée, il avait chargé Arctowski, tous les hommes étant occupés à la manœuvre, de hisser les couleurs comme salut suprême à notre Patrie.

C’est au moment même où le pavillon s’élève que la Belgica échappe à l’écueil. Alors le salut d’adieu se transforme de lui-même en salut de délivrance et Lecointe, avec un beau sang-froid, marque l’heureuse coïncidence : me rejoignant sur la passerelle, il me dit de sa voix chaude et avec un gai sourire : « Commandant, c’est dimanche ! j’ai fait hisser les couleurs. »…

Cette terrible alerte me permit d’apprécier l’inébranlable dévouement de tous et raffermit encore la confiance que nous avions en la solidité de notre Belgica.

La seule conséquence matérielle de l’échouage fut, avec la perte de quelques espars qui nous avaient servi à béquiller le navire, celle, plus importante, de toute notre provision d’eau douce.

Pour trouver une aiguade, nous sommes obligés de nous rendre à l’île des États.

Il en résulte une perte de temps de quinze jours, et c’est le 14 janvier seulement que cinglant, enfin, vers les Shetland du Sud, nous quittons le dernier endroit habité pour nous enfoncer dans l’Inconnu Austral.