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VOYAGE DE LA BELGICA.

en peau de renne, que nous fourrons chaudement de senegraes (herbe palustre de Laponie). Par les très grands froids, nous revêtons nos chauds costumes en peau de loup de Sibérie. Mais, bien que maintenant la température descende fréquemment jusqu’à 30° sous zéro, les promenades à skis constituent un exercice si violent que souvent nous sommes en nage lorsque nous rentrons à bord.


Malheureusement, les beaux jours sont rares et de fréquents chasse-neige nous tiennent bloqués dans le navire. Lorsqu’il est fort, le vent soulève sur la banquise des nuages de poudrin, grains de neige menus et durs comme du sable. Il les chasse à une grande hauteur ; et la neige qui tombe du ciel forme, avec la neige qui s’élève du sol, d’irrésistibles tourbillons. Elle pénètre et s’infiltre partout, mettant hors d’usage certains instruments très délicats, tels que les hygromètres à cheveu. Lorsque ces tempêtes, qui projettent parfois la neige plus haut que le nid de corbeau, durent quelque temps, il arrive que le navire soit comme enseveli. Il nous faut alors plusieurs jours pour le dégager.

Nos logements sont trop exigus pour être confortables ; mais, du moins, grâce au feutre qui en garnit les cloisons, la température y est rarement inférieure à 10° au-dessus de zéro, et nous évitons, ou à peu près, les condensations dont eurent tant à se plaindre d’autres explorateurs polaires.

Quelques jours après le commencement de la longue nuit d’hiver, nous eûmes un moment de vive alerte. Des craquements de la glace autour de la Belgica annoncèrent de fortes pressions. Elles se produisirent bientôt et persistèrent plusieurs jours durant.

Du 28 au 31 mai, la banquise se convulsa violemment ; des blocs chevauchèrent, s’amoncelèrent : le navire tressaillit tout frémissant sous l’étreinte obstinée, toute sa membrure vibra.

J’avais confiance en sa solidité, et pourtant sa plainte aiguë n’était pas sans m’impressionner douloureusement ; opposée aux forces déchaînées contre elle, notre petite carène est si frêle !

Le 29 mai, pendant plusieurs heures, ce ne furent que craquements sinistres du bois qui résistait, sourds grondements de la glace qui se mouvait autour de nous.

Une veine, ouverte la veille à tribord, se ferma, déterminant la formation d’une barrière de hummocks.

Le 30, sous l’action de pressions plus fortes encore, cette barrière se rapprocha du navire, la glace s’amoncela contre la muraille et s’éleva à l’arrière jusqu’à la hauteur du plat-bord, une énorme plaque glissa sous la banquise au lieu d’être broyée comme

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