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DÉLIVRANCE.

brables déchirent la mer et, en un effroyable chaos de brisants, évoquent à nos yeux les conséquences de la moindre erreur de route.

Le petit hunier est établi, nous marchons bon train.

Bientôt, à l’avant, se dessinent les « Furies », balises sauvages qui, dans le tumulte des flots écumants, marquent l’entrée de la passe.

À huit heures, nous doublons ces roches ; insensiblement nous sentons l’abri de la terre, tandis qu’au large la tempête fait rage…

Dois-je dire l’émotion que nous éprouvâmes tous à la vue de la verdure qui garnissait les rives très proches entre lesquelles nous voguions maintenant en une relative sécurité ?

Le lendemain, au point du jour, nous jetons l’ancre en rade de Punta-Arenas.

… On nous félicite, on nous embrasse, on nous harcèle de questions, nous qui voudrions tant nous-mêmes avoir des nouvelles et qui, le cœur serré, n’osons en demander.

Enfin, on nous remet nos lettres. De quelles mains tremblantes, inquiètes, nous en déchirons les enveloppes. Si, depuis quinze mois, nous avons plus que d’autres été exposés aux mauvaises chances de la vie, pour ceux qui nous sont chers le temps aussi a marché…

Pendant les longs mois que nous avons passés hors de l’humanité, que d’événements, dont beaucoup sont déjà devenus des souvenirs pour les autres hommes, et qui pour nous sont de toutes fraîches nouvelles : la guerre hispano-américaine, une querelle entre les Boers et les Anglais, qui semble prendre une fâcheuse tournure, la convocation des peuples par le tsar à la Conférence de la Paix,… que sais-je ?

Dans les sphères de la science et de l’industrie, plus sereines que celles de la politique, le génie humain a fait de nouvelles et importantes conquêtes : l’automobilisme a pris un essor inattendu ; on parle d’un petit steamer, la Turbinia, qui aurait filé près de 40 milles à l’heure ; d’un brise-glace merveilleux ; l’air a été liquéfié ; on peut télégraphier sans fil à de grandes distances…


Nous eûmes quelques avaries dès les premiers jours de notre relâche à Punta-Arenas ; on mit beaucoup de temps à les réparer et ce ne fut qu’après plusieurs semaines que nous pûmes quitter le détroit de Magellan et faire route pour le Rio de la Plata.

Avant de nous rendre à Buenos-Aires où nous conviait la colonie belge tout entière, nous relâchâmes à La Plata et nous y achevâmes la toilette de la Belgica afin qu’elle pût figurer dignement dans le grand port argentin…