Page:De Musset - Nuits, 1911.djvu/14

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Deux causes essentielles ont produit cet effet. D’abord, et bien visiblement, une morbidesse native le prédestinait aux émotions aiguës, voluptés ou tourments : la frénésie d’aimer trépide en ses premiers poèmes, tout comme la fureur de se tourmenter exaspérera les derniers. Donc, à corps perdu, l’adolescent s’est rué à la joie : il y tord et use ses nerfs, si bien qu’il en arrive avant l’heure à l’épuisement des énergies vitales, qui sera la seconde cause de son abattement. À cette étape de sa vie, pour que la crise se manifeste, il suffira de quelque amour trompé, événement banal, prévu, et dont il devisait naguère sans amertume, mais qui, cette fois, coïncide avec un état de réceptivité anormale ; la volonté ne réagit plus, et le blessé, beaucoup moins blessé que malade, accepte son sort, adopte sa destinée, concentre en elle ses facultés pensantes comme ses facultés nerveuses, et délibérément se couche sur son lit d’incurable, pour crier jusqu’à ce qu’il en meure.

À parler franc, et pour tout dire, Musset avait reconnu dans sa douleur la source même de son génie ; ce besoin de souffrance, qui déjà lui était devenu naturel, allait ainsi lui devenir précieux. Est-ce un jugement téméraire, de considérer que cet amoureux au désespoir ait eu la prétention de s’ériger en personnage de légende et d’incarner, dans la mémoire des hommes, le type de l’amant au dix-neuvième siècle ? Les grandes passions, en somme, sont assez rares ; l’amour total, exclusif, absolu, ne se rencontre guère que dans les livres ; chaque siècle à peine nous en donne un : Héloïse et Abeilard, Dante et Béatrice, Laure et Pétrarque, Roméo et Juliette, puis, toute seule, Manon Lescaut ou MIle de Lespinasse, et Musset tout seul… Pourquoi pas ? Il s’égale, en pensée, aux illustres romans d’amour ; à lui seul il sera le poème et le poète tout à la fois, l’œuvre vécue, une monographie du désespoir chanté, l’inoubliable, l’unique, et sans que même un nom de femme s’accroche à l’auréole du sien… Oui, pourquoi pas ? Et poétiquement, avec une complaisance d’exception, il s’aide à la douleur. Guérir ? Il ne le voudrait pas ! Au besoin, des poisons l’empêcheront