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DE L’ALLEMAGNE

nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés vouloient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique ; mais de temps en temps ils quittoient toutes leurs occupations pour aller, disoient-ils, causer à la ville ; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, étoit à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer : la parole n’y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées ni les connoissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt ; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté