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DE LA MORALE, etc.

L’injustice sacrifie toujours une portion quelconque de la société à l’autre. Jusqu’à quel calcul arithmétique ce sacrifice est-il commandé ? La majorité peut-elle disposer de la minorité, si l’une l’emporte à peine de quelques voix sur l ’autre ? Les membres d’une même famille, une compagnie de négociants, les nobles, les ecclésiastiques, quelque nombreux qu’ils soient, n’ont pas le droit de dire que tout doit céder à leur intérêt : mais quand une réunion quelconque, fût-elle aussi peu considérable que celle des Romains dans leur origine, quand cette réunion, dis-je, s’appelle une nation, tout lui seroit permis pour se faire du bien ! Le mot de nation seroit alors synonyme de celui de légion que s’attribue le démon dans l’évangile ; néanmoins il n’y a pas plus de motif pour sacrifier le devoir à une nation qu’à toute autre collection d’hommes.

Ce n’est pas le nombre des individus qui constitue leur importance en morale. Lorsqu’un innocent meurt sur un échafaud, des générations entières s’occupent de son malheur, tandis que des milliers d’hommes périssent dans une bataille sans qu’on s’informe de leur sort. D’où vient cette prodigieuse différence que mettent tous les hommes entre l’injustice commise envers un seul et