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LA RELIGION ET L’ENTHOUSIASME.

quoi les hommes ne se disent-ils pas qu’il faut supporter ce qui les concerne personnellement, comme ils supportent la condition de l’humanité en général ? C’est qu’on croit trouver de l’injustice dans son partage individuel. Singulier orgueil de l’homme de vouloir juger la divinité avec l’instrument qu’il a reçu d’elle ? Que sait-il de ce qu’éprouve un autre ? Que sait-il de lui-même ? Que sait-il de rien, excepté de son sentiment intérieur ? Et ce sentiment, plus il est intime, plus il contient le secret de notre félicité ; car n’est-ce pas dans le fond de nous-mêmes que nous sentons le bonheur ou le malheur ? L’amour religieux ou l’amour-propre pénètrent seuls jusqu’à la source de nos pensées les plus cachées. Sous le nom d’amour religieux sont renfermées toutes les affections désintéressées, et sous celui d’amour-propre tous les penchants égoïstes : de quelque manière que le sort nous seconde ou nous contrarie, c’est toujours de l’ascendant de l’un de ces amours sur l’autre que dépend la jouissance calme ou le malaise inquiet.

C’est manquer, ce me semble, tout-à-fait de respect à la Providence que de nous supposer en proie à ces fantômes qu’on appelle les événements : leur réalité consiste dans ce qu’ils pro-