Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/18

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athée : c’était tout bonnement un honnête homme. Ces diverses accusations riaient difficiles à concilier ; mais les partis n’y regardent pas de si près, et tandis que tous les journaux parlaient avec mépris de sa vénalité de sa servilité, le gouvernement, influencé par tes Tories, lui ouvrait une seconde fois les portes de Newgate, où il composa le dernier volume de sa Revue. Elles ne s’ouvrirent qu’à la voix de la reine, qui prit pitié du pauvre homme, et lui fit grâce ; car les juges l’avaient condamné.

De Foë publia en 1718 un dernier Essai dans lequel il résumait avec beaucoup de noblesse sa vie d’écrivain politique, et quitta pour toujours ce théâtre d’ingratitude, de mensonge, d’ambition et de fausseté.

Il avait cinquante-huit ans. Nul de ses contemporains n’avait étudié les hommes, les livres, les idées, les passions les partis, avec plus de détail d’attention scrupuleuse, de conscience et de netteté que lui. Sans doute il avait payé cher cette grande étude ; comme Cervantes, il avait voyagé, souffert, gémi en prison, supporté l’injustice des puissants, l’aveugle colère des masses, et l’envie active de ses rivaux. Que de souvenirs dans cette tête si forte, après une vie si remplie ! Il se rappela l’histoire d’Alexandre Selcraig, qu’il avait vu à Bristol, et fit Robinson Crusoe.

Robinson Crusoe fut refusé par touts les libraires de Londres, et il n’aurait pas trouvé d’éditeur si un ami de Daniel n’eût intercédé pour que William Taylor voulût bien payer 10 livres sterling ce manuscrit méprisé. Dix louis Robinson ! dix louis ce livre qui a valu des millions à ses éditeurs, traducteurs et copistes ! Si chaque ouvrage renommé se présentait, suivi de toutes les imitations qu’il a fait naître, de toutes les pensées qu’il a éveillées, de toutes les intelligences qu’il a enflammées, de toutes les créations qu’il a inspirées, comme ces étoiles qui courent dans le ciel, suivies d’une longue traînée de flammes, quel cortége lumineux que celui de Robinson !

Le prototype de Crusoé, Alexandre Selcraig, qui changea son nom en celui de Selkirk, était né à Largo, dans le comté de Fife, en 1676. Son père, cordonnier, le traitait avec une sévérité que l’irrégularité de sa conduite justifiait. C’est la coutume, en Écosse, d’admonester publiquement à l’église les jeunes gens qui se conduisent mal. Un jour que le prône du ministre avait humilié le jeune Selcraig, il disparut, s’achemina vers un port de mer, et s’embarqua. Le même esprit d’indiscipline dont on s’était plaint pendant sa jeunesse l’empêcha de faire son chemin dans la marine. Il déserta, s’enrôla dans une troupe de boucaniers des mers des Indes, et revint en Écosse six ans après sa fuite. Le délit de Selcraig avait été oublié, et, comme nous l’avons dit, il avait changé de nom ; il fut bientôt las de vivre sur terre où son caractère intraitable lui faisait des ennemis de tout ce qui l’approchait et il repartit avec Dampler pour les mers du Sud. Le capitaine Stralding, commandant du vaisseau à bord duquel se trouvait Selkirk, était obligé de le châtier fréquemment ; le matelot réfractaire résolut d’échapper à toute discipline. Pendant une relâche du navire à l’île de Juan Fernandes, il se cacha dans les bois, laissa partir le vaisseau, et vécut seul dans son île. Il y passa quatre années et quatre mois. En 1709, le capitaine Rogers le trouva dans cette île, devenue son domaine et son royaume, le prit à son bord, et le ramena en Angleterre, où non-seulement Daniel de Foë, mais Steele et la plupart des hommes remarquables de ce temps s’empressèrent de l’interroger sur sa vie sauvage.

Tels furent les détails que Selcraig, ou Selkirk, communiqua au gentilhomme-Dimanche lorsque touts deux se trouvaient à Bristol ; il était possesseur d’environ 800 livres sterling, résultant de plusieurs captures auxquelles il avait pris part. « Je puis m’estimer riche, lui disait-il dans son jargon sauvage, et je ne me sens pas heureux ; je ne serai jamais aussi pleinement satisfait que je l’étais quand je ne possédais pas un denier. »

Les aventures de Selcraig avaient fourni à Steele un article du Tatler. On avait publié déjà cinq narrations différentes de son séjour dans l’île de Juan Fernandez, lorsque de Foë, couvant, pour ainsi dire, ces matériaux grossiers, et les échauffant de sa verve créatrice, en fit Robinson Crusoé, œuvre épique et populaire. Une idée philosophique vit au fond du livre : ce sont les immenses ressources de l’homme jeté seul dans la création ; c’est le retour nécessaire de l’ame