Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/281

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deux ans sans tirer une seule fois mon mousquet, quoique je ne sortisse jamais sans cette arme. Des trois pistolets que j’avais sauvés du navire, j’en portais toujours au moins deux à ma ceinture de peau de chèvre. J’avais fourbi un de mes grands coutelas que j’avais aussi tirés du vaisseau, et je m’étais fait un ceinturon pour le mettre. J’étais vraiment formidable à voir dans mes sorties, si l’on ajoute à la première description que j’ai faite de moi-même les deux pistolets et le grand sabre qui sans fourreau pendait à mon côté.

Les choses se gouvernèrent ainsi quelque temps. Sauf ces précautions, j’avais repris mon premier genre de vie calme et paisible. Je fus de plus en plus amené à reconnaître combien ma condition était loin d’être misérable au prix de quelques autres, même de beaucoup d’autres qui, s’il eût plu à Dieu, auraient pu être aussi mon sort ; et je fis cette réflexion, qu’il y aurait peu de murmures parmi les hommes, quelle que soit leur situation, s’ils se portaient à la reconnaissance en comparant leur existence avec celles qui sont pires, plutôt que de nourrir leurs plaintes en jetant sans cesse les regards sur de plus heureuses positions.

Comme peu de chose alors me faisait réellement faute, je pense que les frayeurs où m’avaient plongé ces méchants Sauvages et le soin que j’avais pris de ma propre conservation avaient émoussé mon esprit imaginatif dans la recherche de mon bien-être. J’avais même négligé un excellent projet qui m’avait autrefois occupé : celui d’essayer à faire de la drège une partie de mon orge et de brasser de la bière. C’était vraiment un dessein bizarre, dont je me reprochais souvent la naïveté ; car je voyais parfaitement qu’il me manquerait pour son exécution bien des choses