Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 1.djvu/310

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de notre imagination, entraînent notre âme avec tant d’impétuosité vers les objets de ses désirs, que la non possession en devient vraiment insupportable.

Telle était l’ardeur de mes souhaits pour la conservation d’un seul homme, que je répétai, je crois, mille fois ces mots : — « Oh ! qu’un homme ait été sauvé, oh ! qu’un seul homme ait été sauvé ! — J’étais si violemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mes mains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mes mains et avec tant de rage que si j’eusse tenu quelque chose de fragile je l’eusse brisé involontairement ; mes dents claquaient dans ma bouche et se serraient si fortement que je fus quelque temps avant de pouvoir les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses, leur raison et leur nature ; quant à moi, je ne puis que consigner ce fait, qui me parut toujours surprenant et dont je ne pus jamais me rendre compte. C’était sans doute l’effet de la fougue de mon désir et de l’énergie de mes idées me représentant toute la consolation que j’aurais puisée dans la société d’un Chrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être : leur destinée ou la mienne ou toutes deux peut-être l’interdisaient ; car jusqu’à la dernière année de mon séjour dans l’île j’ai ignoré si quelqu’un s’était ou ne s’était pas sauvé du naufrage ; j’eus seulement quelques jours après l’affliction de voir le corps d’un jeune garçon noyé jeté sur le rivage, à l’extrémité de l’île, proche le vaisseau naufragé. Il n’avait pour tout vêtement qu’une veste de matelot, un caleçon de toile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me faire deviner quelle était sa nation : il n’avait dans ses poches que deux pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plus de valeur pour moi.