Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/279

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d’abord j’eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace et retombai dans un affreux état : si ma maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour elle, j’ai la conviction que j’aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussi indifféremment que je le fis jamais de la viande d’aucun animal destiné à la nourriture ; une ou deux fois, je fus tentée de mordre à mon propre bras. Enfin, j’apperçus le bassin dans lequel était le sang que j’avais perdu la veille ; j’y courus, et j’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusse été étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eusse craint qu’on voulût alors me l’arracher.

» Bien qu’une fois faite cette action me remplit d’horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d’eau pure, je fus remise et restaurée pour quelques heures. C’était le quatrième jour, et je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l’espace de trois heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes, c’est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante de l’estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d’heure en quart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces s’épuisèrent totalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolation l’espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue une maladie, et j’eus une terrible colique et des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut de nourriture, s’étaient frayé un passage dans mes entrailles. Je restai dans cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelque peu surprise par les plaintes et les lamentations de mon