Page:Defoe - Robinson Crusoé, Borel et Varenne, 1836, tome 2.djvu/483

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combustion, tant est fatigante la chaleur que l’on y éprouve. Lorsque le calme s’y maintient, il semble que ce ne soit qu’une nuée épaisse où nous nom sommes plongé, et où l’on peut regarder comme un prodige d’appercevoir une heure le ciel serein. En effet, les pluies sont si constantes et si répétées que sans compter l’hivernage j’ai vu pleuvoir à vingt-quatre reprises différentes en un seul jour d’été. Jamais il ne nous est arrivé de pouvoir nous éloigner avec quelque sécurité de nos misérables cabanes, seulement à quelques pas ; encore bien moins pouvons-nous y trouver le repos. L’eau tombant à travers leur faible toiture nous fait souffrir une inondation perpétuelle ; l’humidité constante de notre linge, de notre lit, produit en nous une lassitude extrême ; rarement pouvons-nous faire un moment d’exercice ; les ouragans, l’inondation du sol, les eaux du ciel enfin ne le sauraient permettre.

» Les vents sont si continuels et si tempétueux, que soit inexpérience, soit préjugé, je ne crois pas que la nature puisse être autre part si constante en ses horreurs. J’ai observé des effets de la tempête qui passeraient pour rares partout ailleurs. D’un seul coup de vent je vis voter le toit de l’hôpital qu’on peut considérer comme l’édifice le plus solide du lieu. Plusieurs de nos cabanes ont été renversées. Une malle énorme, le matelas et la garniture de lit d’un de nos compagnons, furent enlevés comme une plume. Il y a deux jours l’embarcation de transport qui se trouvait à terre, mais sur une surface plane et sans aucune inclinaison, a été emportée jusqu’à l’Océan. Il est très-fréquent de voir se résoudre en pluie les eaux de la mer, lorsquelles ont été suspendues au-dessus de l’île par les ouragans : plus d’une fois un espace étendu du rivage a été inondé ainsi. On voit en même temps se dégager des montagnes une pluie de sable et de petites pierres, et c’est le fléau de ceux qu’elle surprend. Dans le principe, il nous arrivait sans cesse de fuir hors de nos cabanes, craignant de les voir tomber en ruine à chaque effort de l’ouragan. Le bruit que fait l’orage et le grondement de la tempête, se prolongeant durant la nuit, s’opposent presque toujours à ce que l’on puisse dormir, les navires ne peuvent guère aborder ces plages sans grand péril, parce qu’ils courent risque d’être mis en pièces par les vents. Et il est arrivé fréquemment à ceux qu’on envoyait avec des vivres, de ne pas avoir le temps de sauver leurs ancres et d’être emportés par la tempête ; aussi est-ce chose presque incroyable, que la précipitation avec laquelle les pilotes se hâtent d’opérer leur déchargement afin de s’enfuir du port. Ces tempêtes habituelles produisent à la longue, sur l’économie animale, une irritation qui n’est que trop propre à enfanter des discordes toujours renaissantes et à conduire au suicide. » Voilà sans doute des expressions d’angoisse bien vives ; une peinture sincère et énergique des misères de l’exilé, qui rappellent involontairement ce surnom d’île du Désespoir que Robinson donnait à sa solitude. Je me hâte de le répéter, le climat de l’île n’est pas partout le même, et il suffit d’une chaîne de collines plus élevée, d’une forêt qui s’oppose aux orages, pour qu’on retrouve dans certaines vallées le climat tempéré du Chili.

Mais voyons ce que devait être cette île au dix-septième siècle, envisageons-la sous son premier aspect, et telle qu’elle apparut aux premiers navigateurs qui y abordèrent. En 1503, et comme il se rendait de Lima à Valdivia, le marin castillan eut connaissance de ce groupe, et son nom lui fut Imposé. Il aborda Mas-a-Tierra et il y séjourna, dit-on, quelques mois avec plusieurs colons du Chili. Mais les premiers essais de culture qu’ils y font sont probablement bien incomplets, car les navigateurs qui leur succèdent retrouvent partout ce caractère de solitude primitive que le séjour des hommes a bientôt fait disparaître. Ce qui les frappe surtout, c’est cette teinte enflammée du sol, qui fait croire à la présence de quelque volcan[1], ce sont ces grands cèdres rouges qui croissent en abondance sur le revers des collines, ces arbres à piment dont la tête est si verdoyante et dont le bois est si recherché déjà en Europe ; ils admirent comment les autres arbres se ploient et se contournent pour résis-

  1. Le capitaine Shilliberg compare cette teinte rougeâtre à celle de la brique ; son éclat a été exagéré par Anson, le même navigateur s’est assuré qu’il n’y avait à Juan-Fernandez aucune trace de volcan.