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HÉLIKA.

en aperçûmes que lorsqu’il était trop tard. Notre chère corvette ne portait qu’à peine vingt petites couleuvrines.

Nos succès antérieurs nous avaient rendus téméraires jusqu’à la folie. À peine fûmes-nous dans ses eaux, qu’à un coup de sifflet, ses hunes et ses vergues se garnirent de matelots, les haches coupèrent les cordages qui retenaient les sacs de sable et, vive comme un marsouin, la Vigourous tourna son flanc vers nous, ouvrit ses sabords, vingt-huit gueules de canons nous lancèrent des boulets qui abattirent deux de nos mâts, coupèrent les cordages ; quelques-uns même d’entre eux traversèrent de part en part la coque de notre malheureuse corvette. La Brise était complètement désemparée. Peu d’instants après la frégate avait jeté ses grappins d’abordage. Vaincre ou mourir cria le capitaine d’une voix tonnante et hourrah pour la France. Vaincre ou mourir répétâmes-nous à l’unisson et hourrah pour la France, quoique nous sussions la lutte impossible.

Le carnage fut affreux. Des monceaux de morts et de blessés recouvrirent notre pont, mais quand nous sentîmes La Brise s’enfoncer et que nous n’étions plus que quatre hommes vivants auxquels il ne restait qu’un souffle de vie, car le sang s’échappait de nos nombreuses blessures, il fallut nous rendre ou plutôt permettre qu’on nous transportât à bord du bâtiment anglais.

Pauvre Brise ! dix minutes après, j’entendais les cris de triomphe de l’équipage qui m’apprenaient que tu venais d’enfoncer dans les profondeurs de l’océan et je perdis connaissance.

Le lendemain, quand je revins à moi mes blessures avaient été pansées, je gisais sur un lit dans un des hôpitaux de Boston. Des quatre marins qui avaient échappé au désastre, deux seuls survécurent aux suites de leurs blessures. Ce furent un autre Canadien et moi.

Dès que la santé nous revint, il fut dirigé avec moi vers la Caroline du Sud où nous fûmes vendus comme esclaves. Ce jeune homme, après des dangers sans nombre et des peines infinies, réussit à s’évader. Je ne le revis que plusieurs années plus tard : il a été depuis mon hôte, mon commensal et mon ami. Il s’appelait Baptiste.

« C’était, ajouta monsieur d’Olbigny, le même Baptiste qui nous servait de guide dans notre excursion au Lac à la Truite. »