abuseriez étrangement, mon frère, si vous imaginiez que cette passion se satisfait du consentement réciproque, mais exclusif, des deux amants qui la partagent. Il n’y a pas de plaisir sans victoire, point de victoire sans trophée : c’est une loi générale de la nature, notre bonheur s’augmente quand on en parle à un ami ; et la douleur elle-même, renfermée dans un cœur solitaire, s’éteindrait promptement, si les confidences et les consolations ne la faisaient vivre en l’adoucissant.
» Syligaitha se tut. Mainfroi, distrait pendant la première partie de ce discours, n’avait pas cessé de tenir ses yeux attachés sur sa sœur. La pâleur ou l’agitation de son beau visage, les larmes qu’elle laissait couler, ou la crainte qu’elle exprimait, allaient se peindre, comme dans un miroir, sur la physionomie mobile de Mainfroi, qui, par ses gestes et par son regard seulement, avait tour à tour donné des consolations tendres et hasardé quelques prières ; mais il avait surtout prodigué des caresses respectueuses. Il portait les mains de sa sœur contre ses yeux rouges de larmes brûlantes ; il les pressait contre les siennes, et les couvrait de longs baisers ; enfin il s’était glissé, dans cette âme ardente et terrible, comme une espèce de repentir qui lui faisait abjurer ses fureurs, mais non son amour. Flattée de cette victoire incertaine, l’aimable Syligaitha crut alors pouvoir montrer quelque confiance à son frère, qu’elle avait toujours tendrement aimé. Au moment où elle lui avait rappelé les dangers de l’indiscrétion des amants heureux, son front s’était calmé, le sourire était revenu sur ses lèvres, et les mains de Mainfroi n’étaient plus captives dans les siennes. De son côté, le jeune prince, dont les transports violents avaient été rendus inutiles par la tendresse confiante qu’on lui témoignait, avait laissé percer aussi le sourire sur sa noble et mâle figure. La nuit était venue, et les flambeaux ne jetaient plus qu’une lumière douteuse ; après un festin où les vins de Calabre n’avaient point été épargnés, après tant d’émotions qui s’étaient succédé si rapidement, et enfin, en voyant les effets d’un amour si vif et si indomptable, peut-être que la princesse sentit son cœur s’attendrir et sa vertu s’éteindre.