Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/31

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
XIII
EUGÈNE DELACROIX.

écrit une phrase que l’on croirait détachée de la correspondance de G. Flaubert : « Ce qu’il y a de plus réel en moi, ce sont ces illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant. »

On a dit que Delacroix avait réservé toute sa puissance d’affection pour le sentiment d’amitié. L’expression nous paraît singulièrement exagérée. Qu’on n’aille pas s’imaginer, d’ailleurs, que nous nous le représentions incapable d’en goûter dans leur plénitude les délicates jouissances. La vérité est que l’amitié ne s’offrit jamais à lui sous une forme et avec un caractère entièrement dignes de lui. On a beaucoup parlé des amis dont le nom revient souvent dans sa correspondance : Guillemardet, Soulier, Pierret, Leblond. Ils ne pouvaient satisfaire qu’une part de sa nature, la part affective ; quant aux besoins intellectuels, ils demeurèrent impuissants à y répondre ; or, chez des intelligences complètes comme celle de Delacroix, il ne peut exister de sentiment d’amitié complet que celui qui correspond à toutes les exigences de l’être. Nous inscrivions tout à l’heure le nom de Flaubert ; Delacroix n’eut pas, précisément comme celui-ci, la rare fortune de rencontrer dans sa première jeunesse un de ces esprits, je ne dis pas égal au sien, mais véritablement frère du sien, tel que Flaubert les trouva en Bouilhet et Lepoittevin. Et ce n’est pas une conjecture que nous faisons ici ; il y a un passage du Journal qui ne laisse aucun doute à cet égard : « J’ai deux, trois, quatre amis ; eh bien, je suis contraint d’être un homme différent avec chacun d’eux, ou plutôt de montrer à chacun la face qu’il comprend. C’est une des plus grandes misères que de ne pouvoir jamais être connu et senti tout entier par un