Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

absence complète d’idéal choque malgré la perfection de la peinture : la tête de cette femme est d’une vulgarité de traits et d’expression qui passe toute idée. Comment ne s’est-il pas senti le besoin de rendre le côté poétique de ce sujet, autrement qu’avec les admirables oppositions de couleur qui en font le chef-d’œuvre ?… La brutalité de ces vieillards, le chaste effroi de la femme honnête, ses formes délicates, qu’il semble que l’œil lui-même ne dût point voir, tout cela eût été chez Prud’hon, chez Lesueur, chez Raphaël ; ici elle a l’air d’intelligence avec eux et il n’y a d’animé chez eux que l’admirable couleur de leurs têtes, de leurs mains, de leurs draperies. Cette peinture est la plus grande preuve possible de l’impossibilité de réunir d’une manière supérieure la vérité du dessin et de la couleur à la grandeur, à la poésie, au charme. J’ai d’abord été renversé par la force et la science de cette peinture, et j’ai vu qu’il m’était également impossible de peindre aussi vigoureusement et d’imaginer aussi pauvrement ; j’ai besoin de la couleur, j’en ai un besoin égal, mais elle a pour moi un autre but ; je me suis donc réconcilié avec moi-même, après avoir reçu d’abord l’impression d’une admirable qualité qui m’est refusée ; ce rendu, cette précision sont à mille lieues de moi, ou plutôt j’en suis à mille lieues ; cette peinture ne m’a pas saisi, comme beaucoup de belles peintures. Un Rubens m’eût ému davantage ; mais quelle différence entre ces deux hommes ! Rubens, à travers ses couleurs crues et ses grosses