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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

de bataille ou même les prisonniers, ils leur disent : « Nay bos » (N’ayez pas peur), et leur donnant par le visage un coup de la poignée de leur sabre qui leur fait baisser la tête, ils la leur font voler.

— Peu de chose remarquable, hier 4… C’était avant-hier l’anniversaire de la mort de ma bien-aimée mère…[1]. C’est le jour où j’ai commencé mon journal. Que son ombre soit présente, quand je l’écrirai, et que rien ne l’y fasse rougir de son fils !

— J’ai écrit ce soir à Philarète[2].

— Cette idée ne s’était jamais présentée à moi comme hier, et elle m’a été suggérée par mon frère : nous venions de tuer un lièvre et, la fatigue disparue, nous en prîmes occasion d’admirer combien le moral

  1. Victoire Œben, femme de Charles Delacroix, était la fille de l’ébéniste Œben, qualifié de fameux dans les catalogues des grandes ventes du siècle dernier.
    Eugène Delacroix n’avait que quinze ans quand il perdit sa mère. Il ne parlait d’elle qu’avec une tendre et pieuse admiration : « J’ai perdu ma mère sans la payer de ce qu’elle a souffert pour moi et de sa tendresse pour moi. » (Corresp., t. I, p 46.)
  2. Philarète Chastes, le brillant et inconsistant journaliste, le collaborateur fécond des Débats, de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, avait été le condisciple de Delacroix au lycée Louis-le-Grand. Il nous a laissé du peintre, dans ses Mémoires, cette rapide esquisse : « J’étais au lycée avec ce garçon olivâtre de front, à l’œil qui fulgurait, à la face mobile, aux joues creusées de bonne heure, à la bouche délicatement moqueuse. Il était mince, élégant de taille, et ses cheveux noirs abondants et crépus trahissaient une éclosion méridionale… Au lycée, Eugène Delacroix couvrait ses cahiers de dessins et de bonshommes. Le vrai talent est chose tellement innée et spontanée, que dès sa huitième et neuvième année, cet artiste merveilleux reproduisait les attitudes, inventait les raccourcis, dessinait et variait tous les contours, poursuivant, torturant, multipliant la forme sous tous les aspects, avec une obstination semblable à de la fureur. » (Mémoires de Philarète Chastes, t. I, p. 329.)