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Page:Delacroix - Journal, t. 3, éd. Flat et Piot, 3e éd.djvu/164

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

classiques du paganisme : « Il n’y a pas de beauté exquise, dit lord Verulam, parlant avec justesse de tous les genres de beauté, sans une certaine étrangeté dans les proportions. » (Edgar Poë.)

J’ai été dans la journée inviter F. Leroy à venir dîner lundi avec Bouchereau : j’ai eu grand plaisir à le revoir.

En rentrant, continué ma lecture d’Edgar Poë ; cette lecture réveille en moi ce sens du mystérieux qui me préoccupait davantage autrefois dans ma peinture, et qui a été, je crois, détourné par mes travaux sur place, sujets allégoriques, etc., etc. Baudelaire dit dans sa préface que je rappelle en peinture ce sentiment d’idéal si singulier et se plaisant dans le terrible[1]. Il a raison ; mais l’espèce de décousu

et l’incompréhensible qui se mêle à ses conceptions

  1. Voici quel est le passage de Baudelaire qui vient justement à l’appui de la précédente note : « Au sein de cette littérature où l’air est raréfié, l’esprit peut éprouver cette vaste angoisse, cette peur prompte aux larmes, et ce malaise au cœur, qui habitent les lieux immenses et singuliers. Mais l’admiration est la plus forte, et d’ailleurs l’art est si grand ! Les fonds et les accessoires y sont appropriés aux sentiments des personnages. Solitude de la nature et agitation des villes, tout y est décrit nerveusement et fantastiquement. Comme notre Eugène Delacroix, qui a élevé son art à la hauteur de la grande poésie, Edg. Poë aime à agiter ses figures sur des fonds violàtres et verdàtres, où se révèlent la phosphorescence de la pourriture et la senteur de l’orage. » (Préface des Histoires extraordinaires.)
    C'était là une idée chère à Baudelaire, dont le goût inné pour le mystérieux et le bizarre s'était accru encore à la suite de sa longue fréquentation avec l’œuvre du poète américain. Il suffit de lire les savoureuses et pénétrantes études qui précèdent les premières et les nouvelles Histoires extraordinaires, pour se rendre compte de l’intoxication puissante qu’il avait subie. Dans sa préface des Fleurs du mal, Th. Gautier commente très finement cet état d’esprit.