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Page:Delacroix - Journal, t. 3, éd. Flat et Piot, 3e éd.djvu/336

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point, et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens et de tant d’autres peintres flamands ou italiens, ils pèchent souvent contre les costumes, ils blessent les convenances et offensent le goût ; mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces défauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques. Au reste, je ne suis pas étonné que le peuple anglais, qui ressemble à certains égards au peuple romain, ou qui du moins s’est flatté de lui ressembler, soit enchanté d’entendre les grands personnages de Rome s’exprimer comme la bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous me paraissez étonné que la philosophie, éclairant l’esprit et rectifiant les idées, influe si peu sur le goût d’une nation ! Vous avez bien raison ; mais cependant vous aurez observé que les mœurs ont encore plus d’empire sur le goût que les sciences. Il me semble qu’en fait d’art et de littérature, les progrès du goût dépendent plus de l’esprit de société que de l’esprit philosophique. La nation anglaise est politique et marchande ; par là même elle est moins polie, mais moins frivole que la nôtre. Les Anglais parlent de leurs affaires ; notre unique occupation à nous est de parler