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Page:Delacroix - Journal, t. 3, éd. Flat et Piot, 3e éd.djvu/57

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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Laurent Jan a été un peu insupportable, comme à son ordinaire, avec sa manière assez répandue de faire de l’esprit en prenant le contre-pied des opinions raisonnables. Sa verve est intarissable, quand il est lancé, (Janin était muet, et je le regrette : j’aime beaucoup son genre d’esprit ; Halévy de même.) Et cependant, malgré mon peu de sympathie pour ces charges continuelles et ces éclats de voix qui vous rendent muet et presque attristé, j’ai eu du plaisir à le voir. Il n’y a pas, à mon âge, de plaisir plus grand que de se trouver dans la société de gens intelligents et qui comprennent tout et à demi-mot[1]. Il disait au petit prince romain blondin, qui se trouvait à côté de lui à table, que Paris, dont l’opinion met le sceau aux réputations, se composait de cinq cents personnes d’esprit qui jugeaient et pensaient pour cette masse d’animaux à deux pieds qui habitent Paris, mais qui ne sont Parisiens que de nom.

C’est avec un de ces hommes-là, pensant et jugeant, et surtout jugeant par eux-mêmes, qu’il fait bon se trouver, dût-on se quereller pendant le quart d’heure ou la journée que l’on a à passer avec eux. Quand je

  1. Sur Eugène Delacroix comme causeur, Baudelaire écrit : « Delacroix était, comme beaucoup d’autres ont pu l’observer, un homme de conversation ; mais le plaisant est qu’il avait peur de la conversation comme d’une débauche, d’une dissipation où il risquerait de perdre ses forces. Il commençait par vous dire, quand vous entriez chez lui : Nous ne causerons pas ce matin, ou que très peu, très peu. Et puis il bavardait pendant trois heures. Sa causerie était brillante, subtile, mais pleine de faits, de souvenirs et d’anecdotes : en somme, une parole nourrissante. »