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Page:Delarue-Mardrus - La mère et le fils,1925.djvu/66

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la mère et le fils

je l’ai passée, j’ai su que c’était pour la dernière fois. Mon père ne m’a jamais revu.

— C’est beau !… C’est beau !… cria Irénée à voix si haute que le patron vint le prier de faire attention.

Il était ivre de tout ce qu’il avait bu, ivre d’enthousiasme, de nouveauté, ivre d’insomnie continuée encore après ses nuits désespérées chez sa mère. Savait-il présentement qu’il avait une mère ? Il oubliait sa propre histoire, ne connaissait que celle de l’autre, le fascinant autre au foulard rouge et au feutre gris.

— Racontez encore !

— Ah ! vous serez obligé de rire ! À Berlin, à ma première représentation, mon cheval était si bien lancé que, lui et moi, nous avons, pour commencer, sauté dans la loge d’honneur, au beau milieu des gens du high-life ! Je n’étais pas encore civilisé, vous savez !

Il donna sur la table un grand coup de poing, puis poussa son feutre en arrière.

— Je voudrais bien travailler avec vous ! dit Irénée, la face tendue. Je ferais des choses comme ça, moi !

Johny John regardait ailleurs, subitement désintéressé de tout. Il mâchonna sa gomme et demanda, parfaitement indifférent :

— Qui êtes-vous, garçon ?

Cette question venait bien tard, somme toute.

— Écoutez !…, reprit Irénée. Je suis un fils de famille qui a mal tourné. Justement j’ai besoin de gagner ma vie… et celle d’une autre.

— Ah ! ah !… Vous, maudit petit Français !

Un instant interdit par cette méprise, Irénée n’insista pas là-dessus.

— Voulez-vous essayer de me prendre dans votre troupe ? Je ne crains rien à cheval. J’en ai toujours fait… tout petit… Comme vous… À dix ans, j’étais un voltigeur hors ligne.

— Ma troupe, boy, c’est moi. Il y a aussi Dick, que vous avez vu. Mais ça, ce n’est pas un homme.

— C’est celui qui selle le terrible cheval ?