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REVUE DES DEUX MONDES.

Pour s’en convaincre, il n’est que de lire ses ouvrages : la Petite Idole et Mémoires. Elle se voulait (et se voyait peut-être) sous les dehors d’une petite fleur bleue bien banale. Du reste elle a tranquillement amalgamé, dans ses mémoires, les landaus auxquels elle tenait tant… et le téléphone, supprimant délibérément l’auto, qui la gênait pour une raison quelconque.

Mais, parce qu’elle était un génie, elle ne s’est jamais trompée dans le style de ses habillements sublimes, à une époque où la mode était saugrenue, pas plus qu’elle ne s’est trompée dans le style de ses rôles dont elle ne savait pas toujours, s’ils étaient historiques, à quelle époque ils appartenaient exactement.

Peu de temps avant sa mort, alors que j’étais depuis longtemps mariée, elle voulut bien, pendant les entr’actes de la Gloire, me laisser esquisser d’elle un portrait à l’huile, tête vue de face. J’avais déjà fait son profil lors d’une fête donnée pour elle aux Annales. C’est en la peignant que je saisis l’un des secrets de son visage, même à l’âge avancé qu’elle avait alors : une lumière dans le haut des joues, comme d’un albâtre traversé par une lampe intérieure ; sans parler, naturellement, de sa crinière léonine ni de ses yeux de phosphore dont elle faisait à volonté changer la couleur, et que j’ai vus bien des fois passer instantanément de l’eau la plus claire à l’encre la plus noire.

Née trop tôt, sa voix et sa présence n’ont pu nous être conservés dans la galerie des revenants scientifiques que regarderont et écouteront vivre, avec tant d’intérêt, nos arrière-neveux. De mauvais disques et un piètre film muet, pris quand elle était amputée et vieille, c’est tout ce qui, d’elle, resterait vivant, sans les témoignages de ceux qui eurent le bonheur d’approcher cette créature dont on ne verra que dans mille ans, peut-être, réapparaître l’équivalent fabuleux.


UNE ORIGINALE FIGURE


Je m’étais mise à lire la littérature moderne, alors en plein symbolisme. À Vasouÿ, les Jeux rustiques et divins, d’Henri de Régnier, ressemblaient tellement aux décors dans lesquels