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REVUE DES DEUX MONDES.

lement, n’en voulaient pas, de sorte que, prise entre la nervosité des géantes et celle du patron, la pauvre fille ne savait plus où donner de la tête. Elle nous servait notre repas de midi, pendant les beaux jours, sous la tonnelle, pour mon enchantement particulier.

À l’heure du déjeuner, je revenais chaque matin d’une longue promenade à pied que je faisais toute seule le long de la Seine. C’est ainsi qu’un jour je découvris le cimetière de Billancourt dont le fossoyeur, comme presque tous ceux de son métier, me tenait des propos shakespeariens.

Il me dit un matin :

— C’est dommage que vous ne soyez pas venue plus tôt ! Je viens de déterrer des enfants dont le bail est fini…

— Comment étaient-ils ?… dis-je, très impressionnée.

— Oh ! fit-il, pas grand chose. Des petites côtelettes…

De ces promenades sur la berge et au cimetière, j’ai tiré nombre de poèmes qui se trouvent dans Horizons, dont le Dialogue des vivants et des morts, et aussi, beaucoup plus tard, quelques contes, parmi lesquels l’Invitation à la mort, qui valut au Journal quantité de désabonnements et à moi des douzaines de lettres, signées ou anonymes, sur lesquelles je reviendrai plus loin.


À la Roseraie se continuait l’allée et venue de la littérature et des arts. C’est pendant cette période que nous connûmes le grand et beau Robert d’Humières, qui devait, pendant la guerre, être tué d’une balle en plein cœur ; Colette et Willy ; Isadora Duncan ; Maurice de Faramond et sa femme ; Armande de Polignac-Chabannes ; Henri Rochefort et la magnifique Marguerite Rochefort ; Léon Bailby ; Albert Flament ; Émile Verhaeren ; Jean de Bonnefon ; lord Alfred Douglas et sa femme, — et ainsi de suite.

Nous étions en relations amicales avec Judith Gautier, aux yeux de lion, fille de Théophile ; avec le professeur Hartwig Derenbourg, le fameux orientaliste, et sa femme ; avec Charles-Eudes Bonin, diplomate, et celle qu’il venait d’épouser, Geneviève Camescasse, qui ressemblait à la tête d’Elché du Louvre ; avec le fameux avoué Cheramy ; avec Albert Besnard et l’imposante Mme Besnard, ainsi que leurs enfants (Robert Besnard fit à la Roseraie mon portrait,