Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
397
SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

bannes La Palice, qui nous reçurent pendant un mois dans leurs immensités d’Utique ; et enfin, devenus si chers, Myriam Harry et son mari, le sculpteur Perrault.

Le résident, Stéphen Pichon, peu après sa soirée, me fit demander si je voulais le Nicham-Iftikar. Mes rires sauvages durent suffoquer le jeune secrétaire qu’il m’envoyait. Cette idée d’être décorée de quelque chose me paraissait le comble du comique.

Après tant de mondanités, un premier séjour à Carthage, où nous passions l’été, fut suivi d’une longue retraite d’automne en Kroumirie.

De ces forêts de chênes-lièges peuplées de tribus primitives, j’ai tenté de rendre l’atmosphère dans mon roman la Monnaie de singe, écrit beaucoup plus tard. À Aïn-Draham, village kroumir, nous nous liâmes avec le docteur et Mme Émile Julia, dont le fils n’avait pas un an. (Le docteur Julia, voici peu d’années, a écrit un livre des plus complets et des plus éloquents sur le docteur Mardrus et les Mille et une nuits.)

Ce fut une période où, parcourant les montagnes de ce pays encore déserté par les Européens, nous ne vivions presque qu’à cheval, moi vêtue en petit garçon pour simplifier l’existence. Nous logions rudement dans l’unique auberge du pays, humble local où, le soir, les « joyeux » berçaient leur cafard en chantant de vieux refrains parisiens.

Je n’ai jamais vu J.-C. Mardrus plus lui-même que pendant cette phase. Il s’enivrait de toutes les sources que nous rencontrions sur nos chemins forestiers, lui pour qui l’eau comporte des crus, exactement comme le vin. Les Arabes l’entouraient d’un culte fanatique.

Plus tard, passant nos nuits au hasard de postes forestiers plus que rudimentaires, nous abordons les forêts de l’Edough, en Algérie, traversant des brumes où nos selles arabes déteignent en rouge sur les chevaux.

C’est dans un coupe-gorge espagnol de ces forêts, au haut d’une montagne, le 3 novembre 1904, que j’eus trente ans. Curieux instant où, seule dans la pièce du bas, mon compagnon étant monté s’étendre, je regardais par la fenêtre, à travers une feuille desséchée ramassée en route, le soleil descendre parmi les brouillards de l’horizon, tout en me répé-