server les états d’âme comme ils se produisent, qui les fixe au passage pour en noter les nuances fugitives, pour en scruter les causes les plus subtiles et les plus secrètes, pour en relever ce qui fait qu’ils n’appartiennent qu’à une personne unique, comme Montaigne qui a tiré de cette libre et souple réflexion sur soi un livre inimitable. « C’est une épineuse entreprise, disait-il, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis intimes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations… Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée de mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi ; et, si j’étudie autre chose, c’est pour soubdain la coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. » (II, chap. viii.) Certes ce don de faire ressortir la complexité et de dépeindre les agitations plus ou moins profondes d’une vie intérieure plus ou moins calme, plus ou moins tourmentée n’a jamais manqué à notre littérature, et après les Essais de Montaigne on pourrait au moins rappeler les Confessions de Rousseau ; mais l’homme auquel s’est appliquée notre littérature de psychologues moralistes n’a presque jamais été aussi individuel que cela ! Ce serait déjà trahir Montaigne que de lui prêter, comme l’a fait Pascal, le simple projet de se pénétrer soi-même : ce qu’il cherche à saisir en lui, c’est quelque chose de cette nature humaine générale que le milieu social, les conditions historiques, le tempérament particularisent en mille façons. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. Le premier, je me communique un second par mon être universel. » (III, i.) Au surplus, de cette connaissance de soi, éclairée et suscitée par ce que l’on raconte des autres, il prétend tirer des leçons de sagesse. C’est dans la peinture de l’homme en société, de l’homme universel, c’est là et plus que dans celle de l’homme individuel et solitaire, que s’est déployée cette riche psychologie de nos moralistes français, matière déjà
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LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE