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Page:Delzant - Les Goncourt, 1889.djvu/185

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avivée par des curiosités de toute sorte. Car la gaieté de Gavarni a eu des dessous amers, et, quand son long séjour à Londres y aura ajouté la note bien anglaise du spleen, l’âpreté de ses légendes s’élèvera jusqu’à une philosophie âpre et cruelle, celle dont Schopenhauer en Allemagne et Leopardi en Italie ont été, depuis lui, les théoriciens. De ce temps-là datent les créations géniales de Thomas Vireloque et de Misère et ses petits, le retour offensif de l’artiste contre tout ce qu’il semblait avoir adoré : les visages fripons des grisettes et les élégances mondaines. Les jeunes femmes et les cavaliers qu’il avait montrés dans l’éclat du luxe et de la jeunesse, qu’il avait menés au bal masqué dans toutes les folies d’ajustements composés avec une fantaisie inépuisable, on les verra désormais vieillis, édentés, le corps en loques, autant que les haillons qui les couvrent, défiler, aigris et rancuniers, comme un bataillon sinistre, vaincu et dégradé par la vie.

L’esprit de Gavarni n’a pas la brutalité de l’esprit d’Hogarth et de Cruikshank dont les dessins tombent, comme à coups de poings, sur les cervelles épaisses des boxeurs et des buveurs de gin ; il n’a pas non plus le grossissement rudimentaire de Daumier qui, exagérant et simplifiant les caractéristiques, fait d’un portrait un type et pousse la caricature au dernier degré de sa puissance, si bien qu’on emporte avec soi, pour toujours, un croquis de lui qu’on n’a entrevu qu’un instant. Goya est aussi élégant que Gavarni, mais macabre, d’un faire, d’un raffinement et d’un esprit très différents. Lui s’est créé de toute pièce, dans la forme et dans le fond ; il a évoqué un monde nouveau et si ses conceptions n’ont pas toutes l’éternité des travers et des vices humains, il a donné, au moins, de