Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/123

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que les violences étaient exercées non seulement sur les grands propriétaires (« pomiestchiks »), mais encore sur les paysans, cultivateurs aisés et fermiers. Ceci se faisait soit par ordre des comités, soit à leur insu. Souvent un village marchait contre l’autre. Il ne s’agissait plus du transfert des richesses de telles mains dans telles autres, d’une classe à une autre, mais de leur destruction, de la ruine de la culture agricole et du bouleversement économique de l’État. Ce fut le déchaînement d’une force élémentaire. Les comités cantonaux n’étaient aucunement capables d’endiguer cette force. On ne pouvait procéder à aucune instruction, les magistrats n’osant pas s’aventurer à la campagne. La justice ne fonctionnait plus : aussi ses verdicts n’auraient point trouvé d’exécutants. Et le village abandonné à lui-même et à la propagande des extrémistes était le jouet de passions mûries depuis trop longtemps et rebelles à tout bien. On avait refoulé l’essor de la vie. Et la vie prenait sa revanche.

Ces actes de mainmise et de partage faisaient accroître irrésistiblement les instincts de propriété de la classe paysanne. Son idéologie renversait tous les projets de la démocratie révolutionnaire et, transformant les paysans en une classe de petite bourgeoisie, menaçait de retarder pour longtemps le triomphe du socialisme. La campagne s’était enfermée dans le cercle étroit de son existence familière et, absorbée par le « grand partage », ne s’intéressait nullement ni à la guerre, ni à la politique, ni aux questions sociales dépassant les limites de ses intérêts. La guerre lui prenait et lui estropiait ses travailleurs ; aussi la guerre pesait-elle aux campagnards. Le pouvoir l’empêchait de s’emparer des terres et gênait, par ses monopoles et ses prix fermes, l’écoulement du blé ; aussi la campagne prit-elle le pouvoir en grippe. La ville cessa de fournir les produits industriels et les marchandises, et la campagne s’isola de la ville réduisant et, parfois, suspendant ses envois de blé. La seule « conquête » parfaitement réelle de la révolution était en quelque mesure réalisée, et ceux qui en avaient profité attendaient, quelque peu embarrassés et incertains, ce que le futur pouvoir déciderait de la façon arbitraire dont ils avaient tranché la question agraire.

Dans ces conditions, le bolchevisme prolétarien se trouva déplacé et hors d’usage à la campagne. Son rôle actif se borna, par conséquent, à soutenir l’anarchie rurale, à justifier les mainmises arbitraires et à compromettre l’autorité du Gouvernement Provisoire.

En agissant ainsi, les bolcheviks cherchaient à créer dans la masse paysanne un parti sinon favorable à leurs intentions, du moins neutre dans la lutte décisive qu’ils allaient entreprendre pour la conquête du pouvoir.

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