Page:Denikine - La décomposition de l'armée et du pouvoir, 1922.djvu/146

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se ruèrent sur notre corps d’armée et lui infligèrent une défaite. Nos troupes y subirent des pertes graves et les restes du corps furent retirés au delà du Stokhod. Le Grand Quartier ne put obtenir une énumération exacte de nos pertes, car il était impossible de préciser le nombre de tués et de blessés qui était compris sous la rubrique des « disparus ». Le communiqué officiel allemand portait le nombre de prisonniers à 150 officiers et à près de 10.000 soldats.

Certes, étant donné l’ensemble du théâtre de la guerre, ce succès tactique des Allemands n’avait aucune importance stratégique et ne pouvait se développer d’une façon dangereuse pour nous. Cependant, combien étrange nous parut la franchise de la « Nord-deutsche Allgemeine Zeitung », le si prudent organe officieux du chancelier, qui écrivait : « Le communiqué du Grand Quartier du Généralissime russe, du 29 mars, fait erreur s’il attribue une grande portée et une importance générale à une opération effectuée par les troupes allemandes et imposée par la nécessité tactique, qui n’a surgi que dans les limites restreintes du secteur en question ([1]) ».

Le journal savait ce dont nous n’étions pas tout à fait sûrs et que Ludendorff nous a expliqué depuis. Dès le commencement de la révolution russe, l’Allemagne s’était assigné un nouveau but : ne pouvant conduire les opérations sur les deux fronts principaux, elle avait pris le parti de « suivre attentivement et d’encourager les progrès de la désagrégation en Russie » et d’achever celle-ci non pas par les armes, mais à coups de propagande. Le combat sur le Stokhod fut engagé sur l’initiative personnelle du général Linsingen et inquiéta le Gouvernement allemand qui considérait que les attaques allemandes « en un moment où la fraternisation battait son plein », pouvaient ranimer chez le Russe l’esprit patriotique affaibli et retarder l’effondrement de la Russie. Le chancelier demanda au Grand Quartier de « faire le moins de bruit possible autour de ce succès », et le Grand Quartier, à son tour, interdit toute nouvelle offensive, « afin de ne pas compromettre les chances de la paix, prête à être réalisée ».

Notre échec sur le Stokhod produisit une grande impression dans le pays. C’était le premier fait d’armes de « l’armée révolutionnaire, la plus libre du monde… » Le G.Q.G. se borna à un bref exposé du fait, sans aucun commentaire tendancieux ; la démocratie révolutionnaire l’expliquait tantôt par la trahison du commandement, tantôt par l’incapacité des chefs, tantôt par la félonie des autorités militaires qui, prétendait-on, auraient voulu, par cette leçon de choses, souligner le danger du nouvel ordre dans l’armée et le danger du relâchement de la discipline. Le Soviet de Moscou, s’adressant au Grand Quartier, accusait de trahison un des sous-secrétaires de la guerre qui, auparavant, avait commandé une division sur ce même front…

  1. Je n’ai pas trouvé de caractéristique analogue dans nos communiqués.